Dans la confusion des temps, au moins trois modèles de société se partagent l’utopie, où que ce soit dans le monde, dans les pays les plus riches comme les plus pauvres. Chacun de ces modèles se déclinent en d’innombrables variantes et tous les trois se mêlent parfois dans des réalités complexes et nuancées. Il peut cependant être utile de les décrire séparément, pour en déduire une grille de lecture des dynamiques du présent.
Un modèle technologique, où le progrès technique et le marché imposent une artificialisation progressive de la vie et une domination politique et économique par les maitres de quelques entreprises , creusant les écarts de revenus, de fortunes et d’opportunités entre une infime minorité et l’essentiel de la population du monde. On en voit déjà la manifestation la plus caricaturale dans le discours et la pratique des dirigeants des plus grandes firmes de la côte ouest des Etats-Unis, et de la Chine : ils font l’apologie de l’individualisme, du narcissisme et de la déloyauté, rêvant meme de permettre un jour à quelques privilégiés de fuir leur planète et d’échapper à leurs corps, par une transplantation de la conscience de soi dans des intelligences artificielles, en route vers de lointaines galaxies. Abandonnant l’essentiel de l’humanité sur une Terre devenue invivable, faute de terre, d’air et d’eau.
Un modèle populiste, refusant les conséquences les plus immédiates de la mondialisation et du progrès technique, se fermant aux firmes multinationales, niant la science et ses conséquences, dénigrant les journalistes et les enseignants , cherchant à « dégager » les élites de l’argent, du pouvoir et du savoir, au profit de tribuns, d’histrions ou de guides spirituels autoproclamés. De cela surgira aussi des revendications nationalistes, des sécessions, des partitions, des totalitarismes identitaires ou religieux, des guerres aussi.
Un modèle empathique enfin, misant sur le partage des objets et des patrimoines, la gratuité des services, le refus de l’accumulation, la libération du temps, le respect des femmes, des faibles, de la nature et des diverses formes de vie, l’altruisme, la non-violence ; et même, à terme, pariant sur le dévoilement et l’épanouissement des forces de l’esprit, au-delà de ce qu’on nomme trop simplement l’intelligence ; des forces nouvelles, telles qu’elles commencent à se faire connaitre tant par les neurosciences que par les techniques de méditation de pleine conscience ; et au-delà, les techniques les plus hétérodoxes d’expression des immenses potentialités négligées des corps et des esprits.
Ces trois utopies ont leurs dynamiques propres. Elles sont en marche. Nul ne sait, a priori, laquelle l’emportera, sinon que cela sera différent selon les pays sans doute, au moins au début.
Pour ma part, à long terme, je n’ai pas de doute : le discours technologique fascinera un temps les élites de l’argent, du pouvoir et du savoir, attirant les meilleurs étudiants, autour d’une espérance d’aventure et de gain ; laissant quelques miettes de richesses et de gloire à ceux qui aspirent à les rejoindre. Puis la mondialisation rationnelle échouera face à la revanche des peuples, qui chasseront ces élites arrogantes, d’une façon démocratique ou violente, pour imposer des idéologies identitaires, sous divers avatars. Ce populisme finira lui aussi par échouer, comme toutes les sociétés fermées, que les hommes, par nature, veulent toujours fuir. Alors s’installera, dans la douleur ou la douceur, un modèle altruiste, qui tâtonne déjà, dans bien des comportements de toutes les générations, pour donner une réponse sensée aux enjeux écologiques et sociaux. Il serait sans doute plus sage d’y passer au plus tôt, en sautant les étapes les plus barbares.