Grande première : le Festival de Cannes reconnait à sa juste valeur les créations audiovisuelles destinées à d’autres canaux de distribution que le grand écran ; en particulier, il s’intéresse aux séries télévisées, qui permettent d’échapper à la contrainte de la présence en salle, pour raconter un histoire longue et faire vivre dans la durée, comme les grands feuilletons du 19ème siècle et de la première moitié du 20ème, des personnages, des situations, des mondes.
En agissant ainsi, le festival reconnait le rôle social et économique des plateformes qui, telle Netflix et ses imitateurs, proposent à leurs abonnés un stock de plus en plus énorme de films et de séries de toute nature, qu’elles produisent elles-mêmes de plus en plus souvent.
Ces plateformes furent pourtant, jusque très récemment, combattues violemment par le monde du cinéma, qui s’opposait à la consommation de films sur internet, gratuitement ou par abonnement, l’assimilant à un vol, convaincu que seule valait, pour un film, l’achat d’une place dans une salle.
Ironiquement, c’est au moment où cette reconnaissance s’impose enfin qu’elle est, en fait, dépassée : bientôt en effet, de moins en moins de gens iront sur ces plateformes pour y fouiller dans leurs catalogues de films ; et les spectateurs ne s’intéresseront bientôt plus qu’aux nouveautés qu’elles produisent ; chaque plateforme deviendra alors une quasi-chaine de télévision, où on ne cherchera plus que ce qui est nouveau, et dont le catalogue aura de moins en moins de valeur.
Ceci n’est pas propre aux plateformes de cinéma : c’est déjà le cas, depuis quelque temps, pour celles de la musique, comme toujours annonciatrice des grandes mutations sociales ; et ce sera bientôt le cas de tout, imposant à la société une règle folle : le stock ne vaut plus rien, seul vaut le flux.
Certes, le stock est en principe bien plus important que le flux, puisqu’il est la somme de tous les flux passés ; mais il ne vaudra bientôt presque rien, parce que seul comptera ce qui pourra être qualifié de « nouveauté ».
De fait, c’est bien ce qui se prépare aussi dans bien d’autres domaines : en littérature, en philosophie, en politique, en économie, seul vaudra le nouveau. Et on oubliera tant le passé qu’il ne sera valorisé qu’en se déguisant en neuf : de nouveaux interprètes d’une œuvre musicale ; une réinterprétation d’un thème ancien par un auteur nouveau ; une idéologie très vieille, rance même, exposée par un orateur nouveau.
En réaction, on assistera, on assiste déjà, au retour de la nostalgie, au refus du flux, au seul bénéfice du stock ; l’ancien sera idéalisé, sacralisé; le nouveau sera alors pourchassé, interdit.
L’une et l’autre attitudes sont des folies, qui détruiront notre prospérité ; celle-ci suppose d’être ouvert au nouveau et de se nourrir du passé, sans choisir entre l’un et l’autre, en les faisant dialoguer, en apprenant de l’un pour créer l’autre ; en lisant, écoutant, voyant, les grands classiques, pour apprendre à sélectionner le meilleur dans le flux sans cesse croissant de nouveautés trop souvent dérisoires.