Gérard Depardieu est mon ami. Depuis  plus de  vingt-cinq ans. Et il le restera toujours. Quoi qu’il dise. Quoiqu’il fasse. C’est ma conception de l’amitié: irréversible, elle ne se marchande pas.

Nous avons parlé de tout.  Nous avons travaillé ensemble, quand il a voulu tenir, si magnifiquement,   le premier rôle d’une de mes pièces, que je n’avais même pas osé lui faire lire, parce qu’il n’avait pas remis les pieds sur les planches depuis plus de  quinze ans.

Gérard est la démesure même. Gérard déteste les frontières, les limites, les interdits. Il suffit qu’on prétende lui défendre de faire telle ou telle chose pour qu’il en ait une envie irrésistible.

Gérard  est mille personnes. Il est tous les rôles qu’il a tenu, dont il garde la vie en lui. Et tous ceux qu’il tiendra. Il est toutes les vies qu’il a eues. Et qu’il a encore.  Parce que, faute de pouvoir vivre mille vies successives, il les vit simultanément.

C’est pourquoi, la question de sa nationalité n’a aucun sens : il est,  bien sûr,  français, plus que tout autre ;  et  bien mieux que la plupart de ses détracteurs ne le seront jamais. Et il le restera, quoi qu’il veuille ; même s’il tente de s’échapper à lui-même. Même s’il prend provisoirement un  autre passeport belge, russe, azerbaïdjanais ou   vénézuélien. Car il ne lui appartient pas d’en décider: il est un acteur français. Il porte en lui la musique de la langue française et d’aucune autre.  Il ne serait rien sans le cinéma français, donc sans les contribuables français, qui le financent largement. Il est aussi un paysan, un entrepreneur, un commerçant français.

Mais il est aussi bien autre chose.  Un citoyen du monde, libre, provocateur,  curieux de tout, détestant la médiocrité, ne supportant  donc pas, en particulier,  d’être qualifié de « minable » parce que ce mot constitue pour lui la pire des insultes: minable renvoie à minuscule. Pas ça. Pas lui.

Et  si son histoire fascine tant, si on en parle dans tous les médias du monde,  c’est que Gérard Depardieu est bien plus que lui-même : Il est le nom qu’on donne aujourd’hui au mal-être français. Et même, plus largement, à  celui de la condition humaine.

Il est  d’abord le révélateur d’un peuple mal à l’aise avec lui-même : en France, les riches sont mécontents, parce qu’ils sont dénigrés, montrés du doigt. Les pauvres le sont aussi, parce qu’ils sont au chômage ou menacés de l’être.   Tous sont tentés de partir et l’admirent pour l’oser.  Il est   celui que tous voudraient être:   multiple, insaisissable, refusant toute hiérarchie. Tout à la fois Gavroche et  Jean Valjean.

Il est aussi, comme la plupart des êtres humains, incapable de se satisfaire d’une seule vie. Tentant dramatiquement d’en vivre plusieurs à la fois, réelles et  virtuelles.

Gérard Depardieu est donc  aussi le nom qu’on peut donner à la tragédie de l’être   humain, incapable d’échapper à son enveloppe charnelle. Et qui,  malgré tous ses subterfuges, malgré le divertissement de soi et des autres, sait qu’il  reste   mortel.

Et comme presque tous ceux qui ont cette lucidité-là,   il se déteste de se savoir mortel.  Et il accélère ce qu’il redoute, pour ne pas avoir à  l’attendre.

C’est cela  qu’il  faut le plus apprendre de Gérard Depardieu. Et c’est de cela qu’il faut le plus se méfier: que la fascination d’un peuple pour un homme, qui le représente si bien,  ne  le pousse pas à s’autodétruire.

J@attali.com