Bien des artistes ne semblent pas admettre que l’Internet leur ouvre de formidables potentialités créatrices, que le projet de loi dite Hadopi, qui vise à interdire le téléchargement gratuit, ne vise pas à les protéger, mais à réserver l’essentiel de la valeur produite à quelques entreprises, et qu’un autre système de rémunération, fondé sur la nature profonde de l’Internet, leur assurerait un meilleur revenu et une bien meilleure reconnaissance sociale, s’ils s’en emparent avant que ne s’y rallient les entreprises qui la combattent aujourd’hui.
1. Le commerce de la musique et du cinéma sur l’Internet obéit au même modèle économique qu’à la radio ou à la télévision.
Quand la radio est apparue, bien des artistes refusèrent d’y parler, ou de laisser leurs disques y passer, de peur de perdre des spectateurs pour leurs concerts. Puis ils comprirent que la gratuité de la radio créait de la demande pour leur musique. De même, la télévision, longtemps vue comme un ennemi du cinéma, en est aujourd’hui le premier agent de promotion. Et, comme la radio est une des premières sources de financement de la musique, la télévision est en France la première source de financement du cinéma. Radio et télévision ont même profondément influencé la nature du geste créateur.
La gratuité des échanges est aussi dans la nature de l’Internet, comme elle est dans celle de la radio et de la télévision. Plus rien n’empêchera les consommateurs d’échanger entre eux par email les millions, les milliards même, de fichiers musicaux ou de films dont ils disposent déjà. Rien ne les poussera à acheter davantage de CD, ni à payer le téléchargement de fichiers qui ne leur apportent aucune valeur ajoutée, artistique ou économique, par rapport au téléchargement gratuit. Pourtant, cette gratuité, légale ou non, n’empêchera pas la croissance économique planétaire, de la musique, du cinéma, des jeux vidéo et de tous les autres secteurs associés. Elle leur ouvrira même, au contraire, de formidables perspectives, artistiques et financières, comme la gratuité des livres, offerte par les bibliothèques, offre un formidable potentiel de développement à l’industrie du livre.
Cela ne signifie pas qu’il faille laisser ce domaine sans contrôle, en particulier sur la nature de ce qui y est diffusé: la gratuité ne supprime pas la nécessité de la règle, comme on le voit pour les services publics.
2. La gratuité d’un service pour le consommateur n’entraine pas nécessairement celle du travail de celui qui le fournit.
Le fait qu’un produit ou un service soit gratuit pour les consommateurs ne signifie évidemment pas que celui qui le fabrique doive travailler gratuitement: par exemple, même si les soins des médecins à l’hôpital public sont gratuits, les médecins y sont payés. Les cours des professeurs de l’Education nationale sont gratuits, et les professeurs sont payés. L’écoute de la radio est gratuite, et ceux qui y travaillent sont payés, par la publicité et la redevance, c’est-à-dire par des recettes collectives.
Et comme les auteurs de livres (et les libraires) sont évidemment rémunérés, et doivent continuer de l’être, les auteurs et interprètes de musiques ou de films doivent évidemment l’être, même quand la technologie impose la gratuité. En particulier, ils doivent être rémunérés pour l’usage de leur œuvre sur le Net, comme ils le sont à la radio, par des droits d’auteurs répartis à partir d’une ressource globale, collectée auprès des principaux bénéficiaires du téléchargement, les fournisseurs d’accès à Internet, et distribuée ensuite par des sociétés dont les artistes doivent être les maîtres.
3. Le projet de loi actuel ne vise qu’à freiner le développement d’Internet pour préserver le profit des majors.
Contrairement à ce que beaucoup soutiennent, les consommateurs n’ont rien à gagner à ce texte: les peines de prison pour contrefaçon numérique prévues par les textes antérieurement en vigueur continueront de s’appliquer au pénal, en plus des sanctions nouvelles prévues par la loi Hadopi; la Cnil précise même, dans son avis sur ce projet de loi, que «sur la base de procès-verbaux constatant un même fait, la mise à disposition sur internet d’œuvres protégées par les droits d’auteur, les SPRD et les organismes de défense professionnelle pourront librement choisir de saisir l’Hadopi (…), le juge civil (…), le juge pénal».
Le projet de loi prévoit aussi, et c’est hallucinant, d’endoctriner les enfants des écoles. J’exagère ? Lisez l’article 9 /bis/ /(nouveau)/ : « L’article L. 312-9 du code de l’éducation est complété par un alinéa ainsi rédigé:
« Dans ce cadre, ils reçoivent une information, notamment dans le cadre du brevet informatique et internet des collégiens, sur les risques liés aux usages des services de communication au public en ligne, sur les dangers du téléchargement et de la mise à disposition illicites d’œuvres culturelles pour la création artistique, ainsi que sur les sanctions encourues en cas de manquement à l’obligation définie à l’article L. 336-3 du code de la propriété intellectuelle et de délit de contrefaçon. Les enseignants sont également sensibilisés. »
Il est insensé de ne pas comprendre que l’accès à l’Internet constitue un droit fondamental, et que l’école doit apprendre aux enfants à s’en servir, et non pas à s’en méfier. Et si l’école prétend faire le contraire, elle n’y réussira pas, mais elle continuera à approfondir le discrédit qui la guette.
De même, les artistes, sans cesse mis en avant dans les débats, ne bénéficieront pas non plus de cette loi et les débats l’ont bien montré: tous les amendements proposés, même ceux venus de l’UMP, ont été refusés quand ils prévoyaient d’améliorer la rémunération des auteurs et interprètes (1). Comme si les artistes étaient des mineurs; comme si seuls leurs producteurs savaient utiliser l’argent public, si généreusement laissé dans leurs caisses par des crédits d’impôts ou par d’autres mécanismes.
4. La licence globale peut fournir des recettes nouvelles significatives pour les auteurs, les interprètes, les cinéastes.
Ce qu’on nomme la licence globale, prélèvement minime sur les recettes des fournisseurs d’accès à Internet (dont pourraient aussi bénéficier tous les acteurs de ces métiers : agents, producteurs, distributeurs), contribuera à financer les auteurs, les interprètes, les cinéastes, en ajoutant aux ventes de produits et services nouveaux, adaptés à cette nouvelle époque. Les fournisseurs d’accès peuvent et doivent le financer. Et comme les télévisions, ils seront bientôt les premiers financiers de la musique et du cinéma.
Il est hallucinant de voir tant d’artistes respectables ne pas comprendre que la licence globale constitue même la source de financement la plus prometteuse pour leur avenir. Et que les fournisseurs d’accès vont leur fournir de formidables nouveaux espaces de création.
C’est aux artistes de trouver au plus vite la meilleure façon de la collecter et de la répartir, sans tomber dans un système bureaucratique. Bien des systèmes non intrusifs existent pour cela, comme les sondages, le tatouage des œuvres, ou les statistiques de partage des œuvres, disponibles sur les moteurs de recherches de Peer to Peer. Comment peut-on prétendre sérieusement que cela accentuerait la concentration actuelle des rémunérations, alors que cela aurait pour effet au contraire de permettre à des artistes encore méconnus de se faire connaître.
Cela ne serait d’ailleurs pas la première fois que les artistes et leurs collaborateurs se rémunèreraient en se partageant des contributions collectives: c’est ainsi que sont rémunérés ceux qui touchent une partie du prélèvement sur les recettes publicitaires des chaines privées; ceux qui reçoivent les produits de la taxe de copie privée; et même, d’une certaine façon, les intermittents du spectacle rémunérés par les contributions des autres, ceux qui travaillent à la radio ou à la télévision par la redevance, et ceux qui sont rémunérés par la Sacem.
On pourrait faire la même liste pour le cinéma, et on constaterait que «l’exception culturelle française» est en fait un système très efficace de financement mutualisé des artistes, par diverses contributions collectives, dont une contribution des télévisions, qui finance à elle seule chaque année la moitié de la production de films. Aussi, tous les arguments avancés imprudemment par les cinéastes contre la licence globale pourraient servir aussi à dénoncer l’actuel financement du cinéma. Et ceux qui protestent contre la gratuité du net au nom de l’exception culturelle se rendent-ils compte qu’ils prononcent en fait un réquisitoire contre les modes de financement qui les protègent aujourd’hui?
Si les artistes ne s’emparent pas de cette nouvelle ressource potentielle, s’ils ne débattent pas dès maintenant entre eux de la meilleure façon d’en faire un usage dynamique, les entreprises de la distraction, (qui changeront bientôt d’avis et oublieront la loi Hadopi comme ils ont oublié les DRM), se rallieront à la licence globale et en organiseront le partage à leur seul profit. Les fournisseurs d’accès pourraient alors trouver enfin un intérêt à verrouiller vraiment les réseaux, pour garder le monopole de la fourniture de contenus. Les artistes en seront, une fois de plus, les victimes. Pour s’en convaincre, il suffit de voir ce que ces firmes ont fait pour défendre les disquaires ou les vidéoclubs: Rien. Alors que les éditeurs de livres, eux, ont su défendre les libraires.
5. La licence globale accélérera aussi une modification très profonde et très positive du mode d’organisation des métiers de l’art.
C’est par les services qu’elle rend aux consommateurs qu’une entreprise peut survivre, pas en retardant l’émergence d’une technologie. En particulier, l’écoute gratuite sur l’Internet constitue même une formidable promesse pour l’avenir des artistes.
C’est en effet une incitation à se rendre plus souvent au concert, dans les musées, et au théâtre; c’est l’annonce du basculement de la valeur vers le spectacle vivant et les expositions. Au lieu de tenter de maintenir des privilèges d’arrière-garde, les majors elles-mêmes devraient donc s’intéresser davantage aux métiers de demain: organiser des concerts et des expositions, développer des films de qualité et spectaculaires, justifiant qu’on paie cher pour aller les voir, comme les films en 3D. Certains, les plus imaginatifs, le font déjà: des organisateurs de concerts commencent à distribuer gratuitement à la sortie d’un concert une clé USB contenant l’enregistrement du spectacle qui vient d’avoir lieu. D’autres commencent à diffuser des spectacles d’opéras dans les salles de cinéma. Et il existe déjà aux Etats-Unis plus de 1.500 salles en 3D.
Encore faut-il s’intéresser à la technologie, ne pas en avoir peur, en exploiter toutes les potentialités pour créer.
6. Enfin, cela annonce une mutation du rapport à l’art, que peu de gens veulent voir: un des avenirs les plus prometteurs de la musique et du cinéma est en effet dans l’incitation, que favorise l’Internet, d’en faire et non plus seulement d’en consommer: l’industrie du futur, dans la musique, est donc aussi celle des partitions et des instruments (dont les DJ sont les annonciateurs). Dans le cinéma, ce sera le marché des caméras et des bans de montage. Plus généralement, cela annonce un monde où chacun voudra faire de l’art et pas seulement en consommer. Une toute nouvelle économie s’annonce: ceux qui veulent s’octroyer le monopole, financier ou artistique, de l’art disparaitront; les artistes (ou plutôt la dimension artistique de chacun de nous) en seront les vainqueurs.
Encore faudrait-il avoir le courage d’apprendre à utiliser l’Internet (et demain les nanotechnologies) et ne plus se contenter de s’en plaindre et de le subir.
(1) : l’amendement N°440 qui prévoyait que tout vendeur de phonogramme ou de vidéogramme devait afficher la part revenant aux créateurs sur le prix de vente ; l’amendement N°441, pourtant présenté par trois groupes, qui aurait pu contraindre l’ensemble des utilisateurs à fournir aux organismes collecteurs les statistiques précises des titres diffusés; l’amendement N°443 (et 439) qui prévoyait qu’un rapport serait présenté au Parlement avant le 31 octobre 2009 sur la mise en œuvre d’un fonds en faveur de la création musicale; l’amendement N°444 qui prévoyait la création d’une contribution créative ; a les amendements N°394 (419 et 445) qui prévoyaient la taxation au bénéfice des artistes de l’ensemble de la recette publicitaire sur internet ; les amendements N°215 (et 412) qui prévoyaient la mise en place d’un système de licence collective étendue pour les sites de streaming, refusée au motif suivant, si éclairant: «il faut laisser aux producteurs négocier eux-mêmes, car les artistes ont besoin de leurs producteurs…»