CELA commence sans douleur, puis vient même l’euphorie. On se sent plus léger, plus lucide, moins gourd. Puis s’annonce une lenteur légère, une brume passagère. L’horizon s’assombrit, on s’assagit sans révolte, et la mort vient, sans surprendre ni terrifier, emporter le corps exsangue.
C’est là ce qui menace aujourd’hui la société française. Le sang qui y circule est fait de ses créateurs, innovateurs, entrepreneurs, chercheurs, artistes. Par nature, ils sont fluides, mobiles, rebelles aux statistiques et aux fiches. On les trouve dans tous les milieux sociaux ; ce sont eux qui construisent l’avenir d’un pays parce qu’ils le rêvent. Depuis quelque temps, ces gens-là appelons-les « l’élite », pour faire court s’interrogent, doutent et s’éloignent doucement, comme sur la pointe des pieds.
Les informaticiens partent pour la Silicon Valley où ils sont déjà plus de quarante mille parce qu’ici une chape de plomb pèse sur les créateurs d’entreprise. Les financiers traversent la Manche ils sont plus de soixante-dix mille à faire la fortune des banques de la City parce qu’ils ne trouvent à Paris ni la créativité financière ni l’environnement des grands marchés. Les chefs d’entreprise partent à la recherche d’une fiscalité moins lourde les plus vieux en Suisse, les plus jeunes en Angleterre, les plus aventureux à Singapour, Cuba ou Sao Paulo.
Les cinéastes regardent ce n’est pas nouveau vers l’Amérique, les peintres vers l’Italie. La liste n’est pas close ; il faudrait y ajouter la cohorte de ceux qui préfèrent tenter leur chance en Asie comme boulanger ou plombier plutôt que de faire la queue dans une ANPE de banlieue.
Tout cela ne serait pas si grave si le mouvement était réciproque. Il ne l’est pas : jamais la France n’a moins attiré les élites du monde. Même celle des anciennes colonies francophones envoie maintenant ses enfants étudier en anglais et passer des diplômes américains.
On pourrait multiplier les indices d’une telle dérive : quand on dépose un brevet à Paris, on en dépose quatre cent cinquante à Washington. Quand on crée une entreprise en France, on en crée trois en Italie.
Et cela, par capillarité, ne concerne pas que ceux qui créent, mais toute la société. Là est en particulier la principale source du chômage, car le travail ne se partage pas, il s’ajoute ou se retranche. C’est grâce à un environnement favorable à la création d’entreprises que les Etats-Unis ont créé en vingt ans trente-huit millions d’emplois quand la France n’en a créé aucun.
Pourquoi tout cela ? Parce que l’acte de création n’est pas reconnu en France comme il l’est ailleurs. Parce qu’il est ici honorable d’avoir de l’argent mais très suspect d’en gagner, à moins que cela ne soit en gérant des entreprises en situation de monopole. Parce que le risque est une aventure et la faillite un opprobre. Parce qu’un inventeur ne peut que rarement trouver un financier imaginatif pour l’accompagner, alors que le fisc est toujours là pour lui réclamer sa part de l’argent qu’il n’a pas encore gagné. Parce qu’une minorité qui paie l’impôt n’accepte plus les règles fixées par une majorité qui ne le paie pas. Parce que, quand on obtient en France 1 franc pour créer une entreprise de haute technologie, on en trouve 20 000 en Amérique ; quand on émet un stock option en France pour récompenser et s’attacher les services d’un cadre, on en émet 2 500 en Grande-Bretagne ; quand un cadre gagne 1 franc après impôt en France, il en gagne 2 en Grande-Bretagne et presque 3 aux Etats-Unis.
Certes, le gouvernement actuel fait des efforts très louables pour arrêter cette hémorragie : en réformant, encore timidement, la législation sur les stock options et sur le venture capital mise en place par une droite française plus conservatrice que libérale ; en augmentant le budget de la recherche, de l’enseignement supérieur, de l’audiovisuel public ou du théâtre.
Mais les changements récents ne sont pas à la hauteur des enjeux. Ni au rythme des progrès des concurrents. On pourra le regretter, clamer que c’est injuste, scandaleux, amoral, mais les faits sont ainsi : les Etats ne seront plus bientôt que des hôteliers cherchant à attirer les clients par toutes sortes d’avantages. L’hôtel France pourrait bien se vider, s’il ne le comprend pas aussi vite que les autres. Demain, avec les nouvelles technologies, les entreprises, les chercheurs, les créateurs français iront aux plus offrants. Après-demain ce seront les étudiants même qui partiront là où on les paiera pour venir apprendre, comme le fait déjà Singapour. Et c’en sera fini à jamais du rayonnement de la culture française. Cruelle vérité au moment où le Parlement français débat d’une loi sur la meilleure façon de fermer ses portes aux étrangers.
Changer cela, ce n’est pas basculer du côté du modèle américain, où la glorification des élites s’accompagne du piétinement des plus faibles, c’est d’abord changer le rapport à l’espérance. C’est redonner à une jeunesse créative le sentiment que la France n’est pas, ne sera jamais, un pays de vieux, inactif et conservateur, qu’elle fera sa juste place au risque, qu’elle reconnaîtra et valorisera le droit de faire honorablement fortune en créant des biens et des services nouveaux, qu’elle est un pays juste, fraternel, accueillant.
Il faudra pour cela, et très vite, avoir le courage d’entreprendre des réformes majeures et d’abord fiscales : reporter le poids de tous les impôts sur les détenteurs de fortunes improductives, sur les activités d’intermédiaires et les technologies dépassées ; réduire massivement l’impôt sur le revenu et les charges sur les cadres, dégager des ressources pour financer la création d’entreprises. Tout cela, il faudra le faire très vite, dans les deux budgets qui nous séparent de l’an 2000. Et le faire massivement : il n’y a rien de pire que des réformes justes mais discréditées par leur application homéopathique.
Au-delà des chiffres, c’est un état d’esprit qu’il faut changer. Retrouver un projet, redonner le sentiment que l’avenir du monde se joue ici, que la France, dans vingt ans, aura quelque chose de neuf à dire aux autres, parce qu’elle aura su recevoir, accueillir, choyer ceux qui risquent.
Il faut que coure partout la rumeur : la France est de retour, c’est là de nouveau qu’il faut vivre parce qu’elle a compris que le vingt et unième siècle appartiendra à ceux qui favoriseront le nomade au détriment du sédentaire.
La responsabilité de tout cela est partagée ; le moment n’est plus de chercher des responsables, mais d’agir dans l’urgence, de droite, ou de gauche. Dans le monde qui vient, la gauche ne se distinguera pas de la droite par un mépris de l’argent ou de l’entreprise, mais par sa capacité à protéger les faibles, à augmenter les moyens de la justice sociale, à organiser la mobilité sociale, à donner à chacun sa chance, à ouvrir aux jeunes marginalisés les portes de la création et de l’élite. Bref, un socialisme par le haut. C’est le rêve que je formule pour la France. Est-ce trop demander ?