Doit-on parler des endroits rares qu’on a aimés, au risque de les voir envahis d’une horde de touristes ? Tel est le cas de quelques lieux que j’ai eu le privilège de traverser, des lacs de Bandyamir en Afghanistan à l’île de Pâques, en passant par les vallées du Bhoutan et les forêts du Laos.
C’est aussi le cas de la vallée de l’Orkhon. Imaginez : un pays, la Mongolie, coincé entre la Russie, dont elle fut un satellite, et la Chine, devenue son principal client et fournisseur. Un territoire grand comme trois fois la France. D’immenses ressources naturelles : de l’or, du pétrole, du charbon, en quantité sans doute phénoménale.
Deux millions d’habitants seulement, dont près de la moitié encore nomades, vivant sous des yourtes, à l’architecture millénaire, et s’occupant de 30 millions de quadrupèdes, dont 7 millions de chevaux.
Dans ce pays improbable, pour l’essentiel occupé par des déserts, une vallée d’une beauté stupéfiante, inscrite au patrimoine mondial de l’humanité, suivant les deux rives de l’Orkhon, relie le désert de Gobi a Karakorum, siège du gouvernement nomade de Gengis Khan, au 13ème siècle, avant de devenir avec son fils la capitale sédentaire du plus grand empire composé de terres contigües dans l’Histoire, allant de Budapest au Pacifique, exerçant une influence considérable sur les civilisations de la Chine, de l’Inde et du monde turcophone, et qui reste aujourd’hui un lieu stratégique de la planète.
Et dans cette vallée, des odeurs de lavande, des écureuils, des aigles, des marmottes ; et quelques centaines de milliers de nomades, vivants là l’été de l’élevage de chèvres, de vaches, de chevaux et de chameaux, avant de repartir hiverner un peu plus loin quand s’effondre la température.
En ce lieu, si essentiel à l’histoire de l’humanité, où sont nées les civilisations turque, mongole et ouigour et par où sont passées tant de routes commerciales, on trouve à la fois le monastère de l’ermitage de Tuvkhun, berceau d’une forme mongole du bouddhisme, celui d’Erdene Zuu, sur le site de l’ancienne Karakorum ; Kharabalgas, capitale de l’empire ouïgour et le mémorial turc de Tsaidam.
Et là, surtout, vivent des gens venus d’un autre temps, ayant réussi à traverser tous les régimes, à se protéger de tous les envahisseurs, en conservant leur mode de vie, nomades éternels, dont les valeurs pourraient nous inspirer : rester soi-même, respecter la nature, vivre au rythme des saisons, dans une douceur extrême et un partage naturel avec les voisins, sans pour autant refuser les technologies d’aujourd’hui (ils utilisent, sous la yourte, le téléphone portable, l’énergie solaire, la télévision et même la moto et le camion, pour déplacer leur campement sur de longues distances) et ils envoient leurs enfants à l’école.
Aucune fascination pour la ville, même dans les jeunes générations. Aucune obsession pour les marques, ni pour le pouvoir, même si les nomades votent, très scrupuleusement, à chaque élection.
Bien sur, ce nomadisme est menacé. Par les mutations climatiques, qui ruinent de nombreux éleveurs. Par la croissance, qui vient chercher parmi eux la main d’œuvre dont ont besoin les mines, les usines, les magasins des rares villes. Par les nouveaux nomades, que nous sommes et qui, en venant échanger avec eux, leur instillent sans doute d’autres rêves.
Pour ma part, je parierai pourtant volontiers sur leur victoire : à regarder l’Histoire dans sa longue durée, ces nomades ont survécu à bien des empires, plus orgueilleux encore que le notre.