Dans une interview, donnée il y a quelques jours, à une des très grandes revues de la cote ouest des Etats-Unis, Wired, le réalisateur mexicain Guillermo del Toro (l’auteur, entre autres, du Labyrinthe du Pan) ouvre des voies nouvelles sur l’avenir du cinéma, qui méritent d’etre explorées en détail. Le débat n’est pas nouveau: le cinéma est un art technologique, qui a beaucoup évolué avec le passage au parlant, puis à la couleur. De fait, l’avenir du cinéma passera encore par sa capacité à continuer de fournir au spectateur des sensations nouvelles: par la 3D disent certains; en devenant tactile, odorant, englobant, disent d’autres.
Guillermo del Toro propose une autre piste, encore plus passionnante: pour lui, dans les dix prochaines années, le cinéma deviendra une des dimensions parmi d’autres … des jeux vidéo. Toutes les formes d’art et de distractions visuelles (la peinture, la vidéo, la photographie, le cinéma) seront accessibles sur un seul média : la console de jeu. Et le spectateur ne sera plus assujetti à suivre une histoire préétablie mais pourra à sa guise défaire, reconstruire, dévier ou modeler les séquences du film. Il deviendra un «générateur de récits».
De fait, ce mouvement, qui peut paraitre impensable, est déjà en marche. Les premiers jeux vidéo se sont d’abord inspirés du cinéma, de ses personnages, ses thèmes, ses codes, de ses conventions, et de ses innovations techniques. Puis, le cinéma s’est inspiré de l’esthétique de l’univers des jeux vidéo, comme dans le film Existenz. Puis il a repris à son compte, comme base d’un scenario, un jeu à succès, comme Tomb Raider, Resident Evil ou Final Fantasy. Ne reste plus, dit del Toro, qu’à franchir l’ultime étape, qu’il nomme la «remédiation», qui repose non plus seulement sur un échange de thèmes ou d’esthétiques mais sur un transfert de technologie, et conduit à une mutation des procédés narratifs, et une révolution dans la manière d’appréhender le support.
A terme, grâce à une console globale de divertissement, le spectateur pourra, prévoit-il, suivre les avatars du destin du personnage principal d’un film, puis, lorsqu’il en croisera un autre, qui l’intéresserait d’avantage, le suivre; il pourra ainsi errer à sa guise dans l’univers du film, comme on peut, dans les plus récents jeux vidéo, faire déambuler son personnage dans les moindres recoins des mondes qu’il traverse. Le spectateur peut aussi orienter son angle de vision, zoomer ou dézoomer à volonté ou se balader hors champ. Il choisira les séquences du film qu’il désire en fonction de son caractère ou de son humeur. Il pourra même, intervenir dans le film, non plus comme un spectateur, mais comme un acteur, en conduisant, comme une marionnette, un ou plusieurs personnages.
Déjà des jeux vidéo combinent des séquences pré-filmées et proposées à la navigation. Et les réalisateurs ont commencé à élaborer des narrations beaucoup moins linéaires, à base de flash back, de détours et de récits parallèles; des films comme Short Cuts, Collision, Pulp Fiction, 21 grammes ou Memento ou 2046 nous en donnent depuis longtemps des aperçus. Puis un film offrira au spectateur le choix de récits différents. La mini-fiction Hypnose qui nous plonge durant une vingtaine de minutes dans l’inconscient d’un personnage, offre aux spectateurs, à la fin de chaque période, la possibilité de choisir l’une des trois décisions que peut prendre l’héroïne.
A terme, la multiplicité des scénarii et le développement de l’interactivité permettront de faire durer la narration des mois durant, voire des années. Chaque film sera un voyage presque infini dans l’espace temps. Les progrès techniques pourront aussi doter les consoles de véritables ateliers de montage à domicile et permettre à chacun de conserver chaque version de l’histoire choisie. Comme on voit déjà dans la musique les gens se mettre à en faire plutôt qu’en écouter, on verra au cinéma les gens se raconter à eux mêmes des histoires, et se mettre en scène.
Cela bouleversera l’économie du cinéma, fondée en France sur une sacro-sainte «chronologie», (déjà menacée par le piratage, le streaming et l’apparition de télévisions sur le net, comme Justin.tv). Le piratage perdra tout son sens: comment copier un film qui n’existe pas!
Ce n’est qu’une des pistes, bien sur, parmi d’autres. Et l’idée que le film revienne à une des fonctions initiales de l’art, qui est de consoler, par le biais de son support, (la console de jeu) n’est pas sans ajouter du sens à ce pronostic.
Cela ne serait évidemment pas la fin du cinéma, tel qu’on le connait: les salles de cinéma demeureront des lieux où les gens aimeront venir se voir raconter des histoires. Ils voudront toujours qu’on leur raconte des histoires, qu’on les prenne par la main, quelque soit le support du récit, sans doute de plus en plus immatériel. Comme ils aiment à écouter de la musique et pas seulement à en faire. Comme ils aiment à lire des romans, et pas seulement à rêver leur propre vie.