Tous ceux qui ont vu, au moment de sa sortie, en 1982, ou après, le génial film de Ridley Scott, Blade Runner, ne peuvent avoir oublié cette formidable métaphore de la condition humaine, dans laquelle un policier de Los Angeles traque des androïdes pratiquement indiscernables des humains, des « réplicants » à durée de vie limitée, fabriqués pour remplacer les hommes dans les tâches pénibles, qui se sont révoltés et tuent les humains quand ils sont repérés. Parmi eux, des êtres si proches de nous que des humains en tombent amoureux, ou qu’eux-mêmes refusent de croire qu’ils ne sont pas humains.
On se souvient moins que l’action de ce film est supposée se dérouler exactement aujourd’hui, à la fin de l’année 2019. Et que bien des choses que l’on y voit étaient prémonitoires : des espèces animales ayant entièrement disparu, un environnement extrêmement pollué, des villes où se mêlent des taudis pour le peuple et de très grands immeubles pour les riches ; des panneaux publicitaires envahissants (pour des entreprises ayant, pour certaines d’entre elles, fait faillite depuis lors).
Certaines prévisions ne sont pas réalisées pour l’instant : il n’y a pas encore d’androïdes génétiques ni de voitures volantes, et rien n’est fait pour inciter les humains à émigrer vers des planètes qui seraient plus vivables.
Même si ce film est aujourd’hui considéré comme un des grands classiques de l’histoire du cinéma, le message qu’il véhicule et le cri d’alarme qu’il a lancé n’ont pas été entendus. Pourtant tout se met en place pour que le monde à venir ressemble à ce qu’il décrit.
Ce film n’est qu’un exemple, parmi d’autres, de la façon dont les artistes tentent depuis toujours d’imaginer l’avenir, et de nous dire ce qu’il faut en craindre et en espérer. Ils le font de diverses façons, certaines plus efficaces que d’autres. La littérature et le cinéma sont particulièrement intéressés par la délivrance de ces messages. L’art plastique, lui, a moins exploré cet univers, et s’est montré plus occupé, en général, à décrire, à réinventer, le passé et le présent. Tandis qu’une partie de l’art contemporain est avant tout soucieuse de dénoncer le vide de notre société et la futilité du monde, parfois à travers sa propre futilité, comme le fait aujourd’hui, après tant d’autres, le grand artiste italien Maurizio Cattelan, avec cette banane scotchée au mur du stand de sa galerie lors de la foire d’art contemporain Art Basel à Miami.
Qu’est-ce qui aura plus d’effet pour nous réveiller : la dénonciation des risques à long terme, ou celle de l’aveuglement du présent ? Les deux sont inséparables. L’une se nourrit de l’autre. Cela rejoint d’autres enjeux, bien plus ouvertement politiques, où la tyrannie du court terme empêche de voir les exigences du long terme. Les deux ne sont pas entendus… Cocktail explosif.
L’art pourra-t-il aider à prendre conscience de l’importance qu’il y a à prendre en compte l’intérêt des générations futures dans nos décisions ? Même si l’art n’est pas supposé avoir de fonction politique, même si l’artiste n’est pas supposé parler d’autre chose que de son regard sensible et personnel, même si l’artiste n’est pas supposé être autre chose qu’égoïstement créatif, il est trop urgent d’agir pour négliger cette voie vers une prise de conscience vitale.
Mon éditorial pour le Journal des Arts
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