VOICI un livre considérable et qui risque de passer inaperçu. Considérable d’abord parce qu’il constitue la synthèse d’une oeuvre où depuis quinze ans, de livre en livre, Haim Zafrani rassemble les connaissances sur le patrimoine juif en monde arabe ; considérable aussi parce qu’il nous donne ici accès à une des sources essentielles de la pensée mystique moderne, la pensée judéo-arabe. Enfin parce qu’il dévoile le formidable enrichissement mutuel des traditions juive et arabe, l’extraordinaire interférence séculaire des deux littératures et des deux théologies, qui se retrouvent et se choquent sans jamais se fondre, ‘ le judaisme ayant toujours, dit Zafrani, refusé toute déification de l’homme ‘. Deux mystiques contemplatives de la prière, deux doctrines de la méditation et de la concentration, ouvrent ainsi la voie à une pensée neuve qui a influé sur les philosophes de l’Europe moderne. Qu’un des maitres du soufisme soit Abraham Maimonide, le propre fils de Moise Maimonide, suffit à éclairer la profondeur de cette interdépendance.
Mieux que personne ne l’a fait avant lui, Haim Zafrani décrit le rôle considérable qu’a joué, à la base de cet édifice culturel, un texte de grand mystère, le Zohar, ‘ le Livre de la splendeur ‘. Etrange livre, immédiatement admiré et vénéré, bien que son auteur, Moise de Leon _ érudit espagnol qui vécut à la fin du treizième siècle en Castille, _ ait voulu faire croire qu’il n’avait fait que retrouver un vieux manuscrit qui aurait été écrit à Jérusalem par un des rédacteurs du Talmud.
En fait, Moise de Leon a écrit lui-même une synthèse lumineuse de réflexions sur la Bible accumulées depuis dix siècles, dans toute l’Europe du Sud et le monde musulman, en s’appuyant sur des textes venus du fond des âges babyloniens. Sa ruse d’auteur masqué lui permettait, à travers un commentaire savant du texte biblique, de dénoncer librement les puissants de son temps, juifs et non juifs, et d’appeler en ces temps d’oppression au renoncement à la puissance et à la recherche de la sagesse par la pauvreté.
Parce que écrit en langage simple pour des gens simples, parce que jetant un regard immédiat, quotidien, sur la pensée juive et parce que proposant une façon neuve, non élististe, de vivre la foi, un tel livre a pu devenir, en quelques décennies, aussi sacré pour les Juifs que le Talmud lui-même.
On peut comprendre ce destin extraordinaire d’un texte, en ces siècles peu littéraires, en découvrant la passionnante étude que Zafrani nous propose des interprétations extraordinaires du Zohar sur le chiffre sept, sur le trône d’Elie, sur la lutte de Jacob et de l’Ange, sur le rôle du rêve chez Joseph, ou de la grotte de Makhpella. Il nous explique comment et pourquoi ce texte considérable renversa de nombreuses catégories philosophiques du temps et devint le point de départ d’un renouveau de la pensée et de la vie des communautés juive et arabe, comment il donna une dimension mystique, spirituelle, à chaque geste de la vie quotidienne, du plus prosaique au plus social, et à chaque acte, du plus érotique au plus religieux.
Bien que le Zohar ait suivi les Juifs dans leur exil, en Afrique du Nord, en Italie et dans l’Empire ottoman, bien qu’il soit à l’origine de l’école d’Isaac Luria et de celle de Joseph Caro à Safed, peu de gens l’avaient jusqu’ici étudié dans ses sources et dans ses influences. Même Gershon Sholem, dans son grand livre sur la tradition juive, n’y avait consacré que quelques rares pages : sans doute parce qu’il n’avait pas accès, comme Zafrani l’a eu, à l’incroyable trésor de la littérature judéo-arabe _ pour l’essentiel de tradition orale. Ainsi, le premier il retrouve la trace des érudits, venus d’Espagne au début du seizième siècle pour s’installer dans la vallée de la Dra, au Maroc, et de l’Empire ottoman jusqu’à Safed. Il montre comment il a donné naissance en Islam au mouvement maraboutique et à la mystique zawiya, ce nationalisme arabe qui lutta contre les envahisseurs chrétiens.
Une dimension magique
Zafrani ne se contente pas de réunir ces textes. Il y cherche la clé de la fascination et de la vénération pour un texte du treizième siècle. Avec une certaine réticence, me semble-t-il , il se résout à l’expliquer par la dimension magique, presque extatique, que le Zohar donne à la liturgie, à la loi, à la poésie, à la musique et à l’art de la table : son chapitre sur la musique, à lui tout seul, justifierait d’ailleurs ce livre, quand il montre en quoi elle est métaphore de toute la réalité, de toute vie, et dimension nécessaire du texte qu’elle illustre.
Au total, le professeur Zafrani (1) a su ici non seulement rendre sa dignité au judaisme en terre d’Islam et à son patrimoine culturel construit en cinq siècles, mais aussi témoigner de ‘ l’effervescence intellectuelle ‘ et de ‘ l’atmosphère de spiritualité optimiste ‘ qui ont su mener les cultures juive et arabe, pendant des siècles, sur une route de paix.
* KABBALE, VIE MYSTIQUE ET MAGIE, d’Haim Zafrani. Maisonneuve et Larose, 480 p., 326 F.