L’homme de Vitruve, aux proportions supposées parfaites, interpelle les humains depuis près de deux mille ans. Celui qu’on peut voir au Louvre en ce moment, qui en est la matérialisation par Leonard de Vinci, nous fascine depuis près de cinq siècles. Bien des hommes ont rêvé de lui ressembler. Bien des femmes sont fascinées par ce dessin. Il est l’homme parfait.
De tout temps et en toute culture, les humains ont ainsi cherché ce qui était pour eux l’homme parfait. On le trouve dans les œuvres de Myron en Grèce ou dans le buste de Jayavarman VII à Angkor, puis, la perfection ne renvoie plus à la seule allure physique, mais aussi à la situation sociale, comme certains modèles de Goya ou de Gainsborough ou, plus récemment, dans le Gao Fu Shu chinois.
Naturellement, les critères de la perfection, masculine ou féminine, ne sont pas les mêmes, selon les cultures et les époques. Sinon que, dans la plupart des cultures, la perfection renvoie au passé ; elle est en général associée à l’idée de pureté, qui elle-même renvoie au fantasme d’un état premier. Et donc à une nostalgie.
L’homme parfait, c’est donc, presque toujours, celui du paradis perdu, le lieu qu’on a dû quitter à cause d’une faute. L’homme parfait renvoie donc, toujours, à l’état d’esprit de celui qui a perdu tout espoir de retrouver ce qu’il était dans son état premier, perdu par sa faute : la mélancolie.
Et c’est cela qui nous fascine dans l’homme de Vitruve, ou dans le buste de Jayavarman VII, ou dans les œuvres de Myron : la mélancolie, le moteur principal de l’art, était donc, jusqu’à aujourd’hui, le critère principal de la perfection. Inaccessible comme l’est le paradis perdu. Aussi les hommes se résignaient-ils assez facilement à ce que l’homme parfait n’existe plus.
Aujourd’hui, nous assistons à un grand renversement : l’homme parfait n’est plus pensé dans le passé, mais dans l’avenir. Il est à construire, à imaginer, à inventer, à fabriquer. L’homme parfait est celui dont rêve les transhumanistes. Ils se moquent de son apparence physique, de ses relations sociales, de ses dons artistiques. Pour eux, sa perfection viendra de son immortalité. La beauté n’aura pas d’importance. Pas plus que l’intelligence qui, pour ces gens-là, sera renvoyée à des machines et ne sera plus nécessaire pour l’homme. Il sera fabriqué comme une œuvre d’art génétique.
On comprendra un jour que cette perfection est, elle aussi, heureusement inaccessible. Et c’est cela qui fait la grandeur de l’espèce humaine. Elle rêve de ce qu’elle sait inaccessible. Dans le passé comme dans l’avenir.
Un jour, peut-être, on comprendra que l’homme parfait est inaccessible tant qu’on l’imagine comme un idéal individuel : l’homme parfait ne peut exister que dans sa relation aux autres, par ce qu’il apporte aux autres ; que si son sourire est adressé à l’autre et pas à lui-même. Que s’il ne s’admire pas. L’homme ne pourra approcher de la perfection qu’en s’oubliant. Un long chemin est encore à parcourir avant que cela ne devienne une évidence.
Les artistes le comprendront avant les autres. Ils le comprennent déjà. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre, par exemple, les intuitions de Marina Abramovic et de tant d’autres.
On ne saura jamais ce que Vinci en aurait pensé. A moins de regarder tout autrement l’homme de Vitruve et de voir que son visage crie sa solitude et que la position de ses bras est comme un appel à aimer et à être aimé.
Mon éditorial pour le Journal des Arts
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