Dans le monde troublé où nous sommes, où la globalisation semble nous emporter vers des horizons inconnus, où tant de forces se coalisent pour rompre toutes les formes de solidarités, où toutes les minorités entendent faire entendre leur voix, chaque nation ressent l’importance de défendre sa propre identité culturelle.
Comme les autres pays, la France est confrontée à cet enjeu. Pour certains Français, la menace vient de la culture américaine. Pour d’autres, de la culture chinoise. Pour d’autres, de l’Islam. Pour certains, des trois cultures. Son identité est menacée, pensent certains, par la mondialisation : ou, disent d’autres, par la construction européenne, ou encore par la fragmentation, le droit à la différence, que revendique chaque minorité. Ou encore, annoncent certains, par l’envahissement de peuples venus d’ailleurs, ou par un prosélytisme religieux venu de l’intérieur.
A les écouter, la France ne sera plus bientôt, si on laisse faire, qu’un lieu amnésique, où les Français auront perdu leur identité et où d’autres cultures, plus vivantes, se juxtaposeront, se combattront, s’imposeront.
De fait, aucun pays ne menace de nous envahir ; et nous ne recevons pour l’instant que moins de 100.000 migrants nouveaux non européens chaque année. Aucun prosélytisme religieux ne fait, pour l’instant, significativement recette parmi nos concitoyens. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas être vigilant.
D’autres menaces sont beaucoup plus actuelles : nos entreprises, et surtout nos grandes entreprises emblématiques, sont de moins en moins françaises, si on s’en réfère à la propriété de leur capital. Et un jour, elles pourraient déplacer leurs sièges sociaux hors de France (si elles ne l’ont pas fait) et nommer des non-français à leur tête (si elles ne l’ont pas déjà fait). Tous ces fleurons de la culture française ne seront plus alors que les véhicules d’une culture oubliée.
Nous sommes aussi menacés dès à présent par la prééminence d’une culture anglosaxonne, diffusée sur les grands réseaux.
Nous sommes aussi, à l’inverse, menacés par la dynamique de solitude, qui fait que disparaissent les occasions d’être ensemble pour déjeuner, diner, jouer, converser ; et nous ne passerons plus notre temps, comme les autres, que devant des écrans, en grignotant des poisons venus d’ailleurs. Nous ne serons plus une société ayant le sens du commun, mais une juxtaposition de microsociétés narcissiques.
Mais, au fond, de tout ce qui est ainsi menacé, que faut-il défendre ? Que faudrait-il sauver des valeurs de notre passé ? Tout ? Sûrement pas. En tout cas pas celles qui constituent des moments sombres de notre histoire, quand la France était une dictature ; qu’elle torturait et exploitait tous les continents.
Ce qu’il faut défendre, c’est tout ce que l’Histoire a filtré, sélectionné dans ce passé, faisant de la France une nation unique, très différente de la quasi-totalité des autres nations du monde : une démocratie où chacun doit vivre dans la même langue, le Français, quelle que soit sa langue d’origine. Une nation produisant des trésors littéraires, musicaux, architecturaux, picturaux. Une nation où chacun doit accepter et vivre les lois de la laïcité, telles qu’elles ont été définies démocratiquement, au cours de mille combats libérateurs. C’est notre trésor. C’est cela qui constitue notre principal apport au monde. C’est sans doute ce qui est le plus propre à la culture française : une langue, une culture, une conception de la démocratie, et de la laïcité. Un art de vivre ensemble.
Et donc, avant tout, notre langue : porteuse de raison, d’équilibre, de modération. Cette langue doit, certes, continuer s’enrichir de mots venus d’ailleurs. Mais on ne saurait tolérer qu’on vive, en France, en utilisant d’autres langues, quelles qu’elles soient.
Les autres nations, qui ont choisi de n’être que des juxtapositions de communautés indifférentes, ne survivront pas aux changements du monde.
Et c’est tout cela que nous ne défendons pas vraiment. C’est cela qui glisse doucement, sous les coups du monde.
Pour défendre l’art de vivre ensemble, il n’y a qu’une solution : Enrichir notre patrimoine de nos œuvres d’art, nos romans, nos essais, nos films, notre vision du monde, notre goût de la liberté ; et nos conversations. Surtout nos conversations. Sans peur ni contrainte. C’est cela, surtout la France : un lieu où on a le droit de vivre sans peur.
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