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La Banque Centrale Européenne vient d’annoncer son intention d’émettre de  nouveaux billets,  représentant cette fois des personnes physiques, « pour qu’ils parlent aux Européens de tous âges et de tous milieux ». Pour les choisir, la BCE a lancé un processus de sélection associant des experts numériques, des historiens, des artistes de 19 pays, et des groupes de citoyens. Le choix d’une douzaine de personnages sera fait en 2024, et les billets seront prêts deux ans plus tard.

L’idée est judicieuse : rien n’est plus triste que les ponts et les lignes qui défigurent nos billets d’aujourd’hui. C’est pourtant une étrange initiative, au moment où la monnaie physique a vocation à disparaitre, même en Allemagne où les billets sont encore très utilisés, et alors qu’apparaissent des monnaies numériques, que la BCE développe par ailleurs.

L’exercice ouvre cependant à une réflexion passionnante sur l’identité du continent.

S’il s’agit vraiment de parler « aux Européens de tous âges et de tous milieux », il faudrait produire de très nombreux billets différents, avec de très nombreuses effigies, pour chaque âge et chaque milieu,  car il n’existe absolument aucune personnalité  européenne honorable répondant à tous  ces critères : On ne voudra évidemment d’aucun des dictateurs, que tout le monde connait, qui ont ensanglanté le continent et personne d’autres n’est connu de tous.

Pour choisir ceux qui feront au mieux l’affaire, on pourrait par exemple décréter qu’on émettra des billets différents tous les ans, à l’image des vedettes européennes  du cinéma européen ou de la chanson européenne, parmi les plus distribués dans l’année. Cependant, en raison du temps de fabrication et de sécurisation des billets, on aurait chaque année des billets à l’effigie de vedettes  parfois déjà oubliées. Et les billets ont vocation à rester en circulation des décennies, ce qui rendrait l’exercice vite ridicule.

Il est donc préférable de s’en tenir aux valeurs sures, celles qui incarnent l’Europe depuis des siècles.  En tout cas celle de l’Union, dans ces frontières actuelles,  qui nous privent de bien des talents.

Mais dans quels domaines ? Des économistes ? Trop conflictuels. Des hommes politiques ? Trop discutables. Des artistes, des scientifiques, des philosophes. Certainement. Et même si la plupart  ne sont pas connus de « tous les âges et de tous les milieux » ce serait l’occasion de les faire connaitre et de construire ainsi un panthéon européen.

Vient alors une ultime difficulté : comment remplir les critères de genre et d’origine géographique? C’est évidemment impossible. Et pourtant, s’il faut faire un choix, voici les douze  miens aujourd’hui  :

Aristote (-384 -322): philosophe grec, médecin, précepteur d’Alexandre, dont découle l’essentiel de la méthode scientifique occidentale,

Hildegarde de Bingen (1098- 1179),  allemande, créatrice  d’un ordre religieux, compositrice de musique,  écrivain, diplomate,  assez respectée pour arbitrer un conflit majeur entre  le Pape et l’Empereur.

Giordano Bruno (1548- 1600) : immense écrivain italien, inspirateur de Shakespeare, visionnaire,  qui  mourut sur le bucher à  Rome, sur ordre du Pape, pour avoir osé proclamer que le système solaire faisait partie d’une galaxie, qui n’était qu’une galaxie  parmi d’autres.

Marie Curie (1867-1934) : physicienne et chimiste de génie, à la fois polonaise et française, deux fois prix Nobel pour avoir découvert des éléments nouveaux dans la nature, aux propriétés stupéfiantes.

Marlène Dietrich (1901-1992), née allemande, devenue américaine et morte à Paris, parce qu’elle  incarne, parmi d’autres, le cinéma et la Resistance

Olympe de Gouges (1748-1793) : française et  pionnière  des droits de femmes, qui le paya de sa vie.

Anne Frank (1929-1945): sans qu’il soit besoin de rappeler son destin et  l’universalité de son message

Hilma af Klint (1862-1944) : immense peintre suédoise, pionnière de l’art abstrait, totalement inconnue jusque très récemment  et qui pourrait  représenter ici toutes les artistes féminines  oubliées.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), évidemment, parce que rien n’est plus européen que sa musique.

Pablo Picasso (1881-1973) : à la fois espagnol et français, génie universel, qui ne dit mieux qu’aucun autre que le génie de l’Europe est dans le refus des frontières entre les genres et les gens.

Ibn Rushd (1126-1198) : immense philosophe espagnol, musulman, à l’origine de la réhabilitation de la pensée scientifique en Europe.

Leonardo da Vinci (1452-1519): génie absolu, le plus connu sans doute de tous dans le monde entier, lui aussi migrant, à la fin de sa vie.

De cet impossible exercice, auquel chacun peut se risquer, on retiendra  surtout  l’immensité des trésors de l’art et de la pensée accumulés par l’Europe et  la somme  des talents oubliés, piétinés, perdus, qu’il s’agit, désormais, de protéger, et d’accueillir. En tout cas, ceux que j’ai choisi étaient tous des rebelles et c’est ainsi que j’aime l’Europe.

 

j@attali.com