LA NASA vient de se lancer dans son plus ambitieux programme ; la recherche d’autres formes de vie dans l’Univers. Et la probabilité d’en trouver n’est pas nulle : dans notre seule galaxie, autour de centaines de milliards de soleils, tournent au moins autant de planètes dont beaucoup sont habitables, parce que situées à une distance de leur soleil telle que de l’eau peut s’y former. Et encore ne s’agit-il là que des formes de vie que nous savons imaginer.
Il y a exactement quatre siècles, jour pour jour, un homme mourait sur un bûcher dressé à Rome sur ordre exprès du pape, pour avoir été le premier à écrire exactement cela : « Un nombre infini de soleils existent ; un nombre infini de terres tournent autour de ces soleils comme les sept planètes tournent autour de notre soleil. Des êtres vivants habitent ces mondes. » Et son martyre reste comme le symbole de tous les crimes contre l’esprit.
Philippe – dit plus tard Giordano – Bruno naît en 1548, dans une famille de la noblesse pauvre de Nola, bourgade voisine de Naples, alors dominée – comme le reste de l’Europe – politiquement par l’Espagne, théologiquement par Rome et économiquement par Gênes. Même si la France se croit au centre du monde et si la Flandre se prépare à le devenir. A dix ans, ses parents l’envoient à Naples étudier les humanités et la théologie. L’Eglise est son avenir. Dans cette Italie de la fin de la Renaissance, quiconque veut se faire une place dans le monde sans être un seigneur, un artiste ou un marchand entre dans les ordres.
L’Eglise est alors en pleine effervescence ; elle torture, brûle et décapite clercs et laïcs au moindre soupçon de scepticisme, réformisme, athéisme, magie ou judaïsme secret. Le pape fait brûler des milliers de livres dont il interdit la copie et l’impression. L’élection, en 1541, d’Ignace de Loyola comme préposé général de la Compagnie de Jésus donne à la Contre-Réforme les armes intellectuelles qui lui faisaient défaut, face à la redoutable attaque de Luther et de Calvin. La seule question que les philosophes sont autorisés à se poser – et encore, dans des limites très étroites – est celle du salut. Et comme la nature est censée se conformer aux Saintes Ecritures, la seule science tolérée est la théologie. En particulier, personne n’a le droit de remettre en cause la description de l’Univers que certains croient avoir lue dans la Bible : la Terre est un disque placé au centre d’une sphère céleste sur laquelle tourne le Soleil et où sont fichées la Lune et les étoiles. L’homme, unique créature de Dieu, est au centre de la création. Sont condamnées comme « activités magiques » toutes les pratiques qui formeront bientôt les bases de la science : l’organisation du savoir, la méthode expérimentale, la transformation de la matière.
Quelques intellectuels juifs et arabes et de rares moines irlandais osent encore copier, traduire, enrichir et faire circuler le savoir accumulé depuis des millénaires. Certains osent revendiquer le bonheur ici et maintenant, et libérer la morale du péché ; et même, crime majeur, douter. Dès le IXe siècle, beaucoup, dans l’Eglise et hors d’elle, murmurent que le monde n’est pas plat. Et quand Copernic retrouve, après bien d’autres, les intuitions héliocentriques émises au IIIe siècle avant Jésus-Christ par Aristarque de Samos, il n’échappera aux foudres de l’Inquisition qu’en ayant le bon goût de mourir, en 1543, avant la publication de son De Revolutionibus.
A dix-sept ans, Giordano Bruno entre comme novice à San Domenico Maggiore, à Naples, un des plus célèbres monastères d’Italie, où mourut Thomas d’Aquin et où toute la chrétienté vient vénérer ses reliques. Il y apprend la rhétorique, la logique, la théologie, le français, l’allemand, le latin, le grec et y découvre l’art de la mémoire. « Ce fut, écrira-t-il plus tard, une petite étincelle qui, progressant en une méditation ininterrompue, propage un incendie sur de vastes hauteurs. De ces feux flamboyants ont jailli nombre d’étincelles. » La mémoire est alors une dimension essentielle de l’intelligence : presque personne n’a de bibliothèque privée et nul ne peut écrire, enseigner ou passer pour un lettré sans cultiver sa mémoire. Or le jeune « Nolain » – il aime à se faire appeler ainsi – retient tout ce qu’il lit : Platon, Pythagore, Aristote, les Evangiles, les Pères de l’Eglise, et des lectures plus subversives comme les commentateurs juifs de la Bible, Erasme et même Copernic, que lui font découvrir ses maîtres dominicains, passionnés d’astronomie.
Très vite, il se fait détester pour son refus de croire en quoi que ce soit, même en la divinité de Jésus ou la virginité de Marie, sans l’avoir lui-même démontré. Sans cesser de se rebeller contre ses professeurs – qui « tentent de m’éloigner d’occupations plus hautes, d’enchaîner mon esprit, et de transformer un homme libre au service de la vertu en esclave d’un système misérable et absurde » -, il est ordonné prêtre en 1573. Deux ans plus tard, il devient lecteur en théologie au couvent et se prépare à devenir professeur de philosophie, quand, en 1576, le provincial de l’ordre l’accuse d’hérésie, pour avoir dénoncé les turpitudes du couvent dans une pièce satirique. On lui interdit de dire la messe. La foudre lui tombe sur la tête : toutes les universités d’Europe lui sont désormais fermées puisqu’elles sont sous le contrôle de l’Eglise ou des Réformés. Sa vie est finie avant de commencer.
Où aller ? Il se dirige d’abord vers Rome. Mais, menacé d’excommunication, il ne peut y rester. Il s’installe à Gênes, capitale économique du monde, où il vivote en donnant des leçons de grammaire et d’astronomie. Sans doute fut-il de ceux qui, en 1577, observèrent une comète filer dans le ciel de Toscane. Il fuit encore. D’abord à Padoue, banlieue universitaire de Venise, mais son statut de moine renégat lui ferme toutes les portes. Puis à Genève, où, à l’inverse, c’est son passé de moine que les calvinistes lui reprochent ; il y survit comme correcteur d’imprimerie. Pour se faire accepter, selon certaines rumeurs qu’il niera ensuite, il devient calviniste mais se fait presque immédiatement excommunier : aucune certitude ne lui convient. Il part en 1580 pour Toulouse, où il obtient un diplôme de théologie. Il se nourrit d’Averroes, John Scotus, Marsilio Ficino, Nicolas de Cuès et de toute la littérature hermétique. Il écrit un Art de la mémoire, inspiré des travaux de saint Augustin et de Raymond Lulle. Comme, malgré son diplôme, il ne peut devenir professeur, il reprend la route, en 1581, vers Paris. Il espère beaucoup en Henri III, qui s’est entouré de savants italiens pour contrebalancer le dogmatisme de la Sorbonne. Quand le roi apprend l’arrivée de cet Italien à la mémoire vertigineuse, il lui octroie une chaire de « lecteur extraordinaire et provisionné » au Collège des lecteurs royaux, préfiguration du Collège de France. Une période heureuse commence. Le « Nolain » donne des conférences sur saint Thomas, sur l’astronomie, sur la théologie. Il dédie au roi une méthode mnémotechnique fondée sur la mise en relation du texte à retenir avec des palais à visiter, des mots artificiels construits par des combinaisons au hasard de cinq syllabes puisées dans quatre langues, ou même avec des cortèges de jolies femmes minutieusement décrites.
E T là, il ouvre la porte de son enfer. Car l’art de la mémoire le conduit à réfléchir à la structure de la pensée, au processus de découverte, à la nature de l’esprit humain et à sa spécificité dans l’Univers. Il fait ainsi une découverte intolérable pour les dogmes : l’homme ne saurait prétendre être l’unique conscience dans l’Univers. Bien avant Leibniz et Spinoza, il explique à des auditeurs incrédules que ce que l’on appelle la « réalité » n’est qu’une construction de l’esprit humain, qui n’est qu’un accident dans la matière vivante universelle.
On se plaint de lui au roi, qui l’expédie chez son ambassadeur à Londres, Michel de Castelnau. Pour le mettre à l’abri ou comme espion ? On n’en saura jamais rien. Peut-être devient-il même un agent double. En tout cas, il a des protecteurs puissants et approche la reine Elisabeth. Il semble n’avoir, là comme ailleurs, aucune vie sentimentale, même s’il écrit alors très joliment sur l’amour. Il inspire à Shakespeare le personnage de Berowne dans Peines d’amour perdues, cet intellectuel tellement obsédé par ses recherches qu’il refuse pendant trois ans le sommeil, la nourriture et la compagnie des femmes, et plus tard celui de Prospero, le magicien lucide de La Tempête. Il écrit, dispute, publie, donne des conférences sur la doctrine de Copernic, l’immortalité de l’âme et la réincarnation, dans les milieux modernistes de Londres comme à Oxford, siège, à l’époque, comme la Sorbonne, de l’obscurantisme. Il noie ses auditeurs de citations et les écrase de son savoir. Il ne cache pas aux Anglais qu’ils les trouve ignorants et xénophobes ; il les compare à des « ours » et des « loups ». Il écrira un peu plus tard : « Sachez que l’universel me déplaît, que je hais le vulgaire, que la multitude me contrarie. »
Le mercredi des Cendres 1584, le débat qui l’oppose à deux docteurs d’Oxford est le prétexte à un livre majeur, Le Banquet des Cendres, premier livre de philosophie jamais écrit en une langue moderne : en italien, parce que c’est alors la langue de l’élite intellectuelle et commerciale de l’Europe – le français n’est que la langue du politique et l’anglais un dialecte insulaire.
Son style est magnifique, même s’il est difficile à rendre par les traductions modernes : « Ce n’est pas une bagatelle, comme le banquet des sangsues ; ni une facétie à la Berni, comme le banquet de l’archiprêtre de Pogliano ; ni une comédie, comme le banquet de Bonifacio dans le chandelier. Non : c’est un banquet à la fois grandiose et humble, magistral et estudiantin, sacrilège et religieux, allègre et colérique, âpre et enjoué, maigrement florentin et grassement bolonais, cynique et sardanapalesque, badin et sérieux, grave et burlesque, tragique et comique. »
Se moquant des professeurs d’Oxford, qui en savent plus sur la bière que sur les Grecs, il affirme que non seulement la Terre n’est pas au centre de l’Univers, mais que le Soleil ne l’est pas non plus. Pour lui, l’Univers est composé d’une infinité de mondes, tous équivalents au nôtre – « La consistance des autres mondes dans l’éther est pareille à celle de celui-ci ». Et Dieu, situé à l’intérieur de cet infini – car « l’Infini n’a rien qui soit extérieur à lui-même » -, est « la force, l’identité qui emplit le tout et illumine l’Univers ». Il en tire des conséquences vertigineuses, allant bien au-delà des intuitions de Lucrèce et de tous ceux qui l’ont suivi : si tout est équivalent et éternel, alors rien ne se perd et rien ne se crée – « L’annihilation étant impossible nulle part dans la nature, ce globe entier, cette étoile, non sujette à la mort, se renouvelle de temps en temps par partie. »
D E plus, rien n’est fixe, tout est relatif : la position, le mouvement, le temps lui-même – « Il n’y a pas de haut ni de bas, pas de disposition absolue dans l’espace. Il n’y a que des positions relatives aux autres. Partout il y a un incessant changement de positions relatives à travers l’Univers et l’observateur est toujours au centre des choses. » En conséquence, l’humanité n’a aucune valeur prééminente dans l’Univers, puisque nous, les hommes, sommes faits de la même matière que le reste de l’Univers et que nous ne sommes au centre de rien : « Nous-mêmes, avec ce qui nous appartient, nous allons et venons, passons et retournons. Il n’est rien de nôtre qui ne nous devienne étranger, rien d’étranger qui ne devienne nôtre. » Tout naturellement lui vient alors l’idée d’allers et retours multiples entre la vie et la matière, de réincarnation, qu’il développe la même année – 1584, il a trente six ans – dans L’Expulsion de la bête triomphante. L’âme de chaque homme est Dieu lui-même, qui passe de corps en corps, de destin en destin, et qui donne un sens au salut. Certains êtres progressent d’âme en âme, devenant des héros ou des artistes, jusqu’à rejoindre l’esprit divin : « Toutes les âmes font partie de l’âme de l’Univers, et tous les êtres à la fin sont un. » « Chaque acte apporte sa récompense ou sa punition dans une autre vie. Le passage dans un autre corps dépend de la façon dont il s’est conduit dans l’un (…). Le but de la philosophie est la découverte de cette unité. »
Il est même un des tout premiers Européens à réprouver la conquête de l’Amérique, au moment où celle-ci commence à rapporter de l’or et de l’argent. Pour lui, l’homme blanc ne vaut pas plus qu’un autre. Et la religion chrétienne n’est qu’une approche de Dieu parmi d’autres.
Sans crainte, libre de tout, il mêle Dieu et la science dans une recherche éperdue de l’unité de l’Univers, audace alors inacceptable et dont la science a aujourd’hui repris le flambeau. A la même époque, il écrit un magnifique hymne à la liberté de penser : « Persévère, cher Filoteo, persévère ; ne te décourage pas et ne recule pas, parce qu’avec le secours de multiples machinations et artifices le grand et solennel sénat de la sotte ignorance menace et tente de détruire ta divine entreprise et ton grandiose travail. »
Sa situation à Londres se gâte, avec celle des catholiques anglais. Il lui faut partir encore, mais pour où ? Il pense aux Pays-Bas, terre de libertés, mais l’assassinat de Guillaume Ier d’Orange-Nassau y rend la situation instable. Pas question non plus d’aller en Italie, où veille l’Inquisition. Reste la France, où Henri III règne encore, avec maintenant Henri de Navarre comme héritier.
Son retour à Paris, en octobre 1585, est un désastre. Il ne réussit ni à se faire admettre à la cour d’Henri de Navarre, ni à se faire coopter par les professeurs de la Sorbonne, ni à se réconcilier avec l’Eglise, qui lui demande de revenir dans son ordre et de renoncer à ses idées. Il a presque quarante ans, il est seul, il a souvent faim, froid, et survit de traductions et de corrections d’imprimerie. L’Italie lui manque. Il hésite à y rentrer puis décide de partir pour l’Allemagne.
D’abord Marburg, en 1586, où il est mal reçu. Puis Wittenberg, où tout semble enfin lui sourire : accepté comme professeur dans une des meilleures universités de l’Europe de la fin de la Renaissance, il y enseigne la philosophie, la cosmogonie et l’art de la mémoire. Il a des disciples, à qui, bien avant Descartes, il enseigne l’obligation du doute – ce qu’il appelle la « liberté philosophique » – et le caractère multiforme de la vérité à la fois scientifique, esthétique, magique, musicale et religieuse. D’ailleurs, sa propre religion « est celle de la coexistence pacifique des religions, fondée sur la règle unique de l’entente mutuelle et de la liberté de discussion réciproque ».
Mais l’intolérance le rattrape. En 1589, les luthériens prennent le pouvoir à Wittenberg et il doit encore fuir. D’abord pour Prague, auprès de Rodolphe II, à qui il dédie un livre sans obtenir un poste ; puis Helmstedt, où il espère en la protection du duc de Brunswick. Mais celui-ci meurt avant de la lui accorder ; et l’assassinat, cette même année à Paris, d’Henri III par Jacques Clément le prive de son ultime protection royale.
En 1590, il est à Francfort, pour y faire publier ses nouveaux livres. Le supérieur d’un couvent des carmes qui l’héberge, quand il n’a pas où dormir, le décrit comme « un homme universel mais qui n’avait point de religion, (…) occupé la plupart de son temps à écrire, à créer des chimères et à se perdre à de nouvelles rêvasseries ». Sa pensée évolue vers l’hermétisme, la magie, la kabbale. Dans Des fureurs héroïques, il écrit que « les mages peuvent faire plus au moyen de la foi que les médecins par les voies de la liberté ». Dans De magia, il propose de revenir aux hiéroglyphes égyptiens car « les termes latins, grecs et italiens échappent à l’écoute et à l’intelligence des divinités supérieures et éternelles ». Et il ajoute, dans un texte qui lui sera beaucoup reproché lorsqu’on l’accusera de sorcellerie : « Il n’est pas de réalité qui ne soit accompagnée d’un esprit et d’une intelligence. » Il explique que l’univers est composé d’un nombre limité de lettres, entités élémentaires aux formes géométriques, triangles, carrés, cercles, pyramide courbe, reliées à une substance qui « les anime toutes ». « Et il n’est pas nécessaire qu’il y ait beaucoup de sortes et de formes d’éléments infimes, comme du reste de lettres non plus, pour former d’innombrables espèces. » Intuition fulgurante de la structure de l’atome, du tableau de Mendeleïev, du code génétique et de la théorie unifiée de l’Univers.
Dans un ultime livre ( De la composition des images, des signes et des idées), il imagine un système mnémotechnique incroyablement sophistiqué de géométrie magique, répartissant des « ailes de mémoire » en vingt-quatre salles elles-mêmes divisées en neuf « lieux de mémoire », quinze « campi », encore subdivisés en neuf lieux et trente « cubiculae ».
L À vient sa perte : en 1591, deux libraires italiens revenus de Venise, où ils ont vendu certains de ses derniers livres, lui rapportent à Francfort une invitation à venir enseigner sa science de la mémoire à un de ses admirateurs inconnus, un jeune et riche noble Vénitien, Giovanni Mocenigo. Il hésite : l’Italie est très dangereuse, mais il sait vacante la chaire de mathématiques à Padoue. Et il s’imagine peut-être comme le Luther de l’Italie, celui qui réconciliera l’Eglise et la science. Il se décide : va pour Venise. Mais à peine arrivé, il comprend qu’il est tombé dans un piège : son hôte veut apprendre la magie et rien d’autre. Giordano Bruno a beau lui expliquer qu’il est un philosophe et un savant, qu’il ne connaît rien à la magie, l’autre insiste, menace. Bruno tergiverse. Pendant qu’il essaie de se faire nommer à Padoue et d’obtenir le pardon du nouveau pape, Clément VIII, il fait croire à Mocenigo qu’il rédige spécialement pour lui un Art de l’invention. Mais l’autre se lasse d’attendre et, le 22 mai 1592, lui lance un ultimatum : si Bruno refuse de lui enseigner la magie, il le dénoncera à l’Inquisition.
Giordano Bruno décide de repartir le lendemain pour Francfort. Trop tard. Dans la nuit du 22 au 23, Mocenigo le fait enfermer dans sa chambre : il ne le laissera sortir qu’en échange de la promesse de lui enseigner les « termes de la mémoire des mots et de la géométrie ». Bruno refuse. Ivre de colère, Mocenigo le fait descendre dans la cave et prévient l’Inquisition qu’il détient un dangereux hérétique. Bruno est conduit immédiatement à la prison de San Domenico di Castello et Mocenigo vient l’accuser, « par contrainte de sa conscience et sur ordre de son confesseur », de mille crimes, dont la liste constitue comme une synthèse des idées que Bruno a professées à un moment ou un autre de sa vie : Mocenigo prétend l’avoir entendu affirmer croire à l’existence d’un univers infini et d’un nombre infini de systèmes solaires, nier la Genèse au nom de l’éternité de l’Univers, croire en la métempsycose, critiquer le Christ, refuser la Trinité au nom de la perfection divine, nier la virginité de Marie, mépriser la théologie et l’Inquisition, être un ennemi de la messe, ne pas croire à la punition des péchés, être un faux mage, aimer le roi Henri IV, se vanter d’avoir séduit beaucoup de femmes et considérer la liberté sexuelle comme « propre au service de la nature ». Une seule de ces accusations, si elle est établie, le conduira au bûcher. Bruno se prépare à jouer sa vie sur ses idées.
Une semaine plus tard, commencent les interrogatoires. Les juges ne savent rien de lui, sinon cette délation et quelques livres. Bruno répond calmement, point par point, comme un professeur à ses élèves. Sur l’Unité de Dieu : « Je comprends qu’un être est en tout et au-dessus de tout, et qu’il n’est rien qui ne participe à l’être, et aucun être sans essence. Ainsi rien n’est étranger à la divine présence. » Il reconnaît son incapacité à comprendre la Trinité, affirme ne pas croire à la virginité de Marie, ni au géocentrisme, ni à l’unicité du système solaire.
Devant tant de simplicité sereine, les interrogatoires s’accélèrent, de plus en plus souvent accompagnés de torture. Rien ne lui retire son calme : « Le contenu de tous mes livres en général est philosophique et (…) j’y ai toujours parlé en philosophe, suivant la lumière naturelle, sans me préoccuper de ce que la foi nous commande d’admettre. » Et encore : « C’est à l’intellect qu’il appartient de juger et de rendre compte des choses que le temps espace et éloigne de tout. »
Le 30 juillet 1592, après sept interrogatoires interminables et presque autant de séances de torture, pendant lesquels il n’avoue rien, l’Inquisition de Venise, dépitée, envoie son dossier à Rome, qui exige qu’on le lui livre : Bruno n’est pas vénitien, il n’a pas de raison d’être jugé sur la lagune. Le doge refuse, pour protéger l’indépendance de la Sérénissime, le Sénat confirme ce refus. Mais Clément VIII insiste : Bruno est napolitain et Venise n’a aucune raison de le protéger. Le doge et le Sénat hésitent, puis cèdent. Bruno arrive à Rome, enchaîné, le 27 février 1593. Il est enfermé dans la prison de l’Inquisition qui jouxte Saint-Pierre. Il demande à voir le pape. En vain. Du nouveau procès qui commence, on sait peu de choses : toutes les archives en furent ramenées à Paris par Napoléon Ier, puis vendues comme papier à recycler pour une usine de carton.
Le cardinal Robert Bellarmin, le plus célèbre jésuite du moment, grand maître de l’Inquisition, mène les interrogatoires. C’est un intellectuel – il a cherché un jour à calculer la vitesse de rotation du Soleil autour de la Terre -, mais c’est aussi l’ennemi juré de toute remise en question, aussi marginale soit-elle, du dogme – car cela conduirait, dit-il, à la « défaite de la religion ». Aussi refuse-t-il l’héliocentrisme – « l’idée est peut-être scientifiquement intéressante mais elle est stupide en philosophie » – et encore plus le caractère infini de l’Univers. Il veut forcer Bruno à renoncer à ses « fantômes philosophiques » et à ses « matières désespérées ». Huit interrogatoires se succèdent pendant deux ans, entrecoupés de longues périodes où on l’oublie dans sa cellule. Sur la Trinité, il répète son scepticisme mais se dit prêt à renoncer à ses doutes, si cela peut faire plaisir au pape. Sur la métempsycose, il admet que ce n’est qu’une hypothèse philosophique. Il tient ferme sur la pluralité du monde et sur l’éternité de l’Univers. Pour le reste, il nie les accusations.
Fin 1594, l’accusation n’a encore rien prouvé. Le pape demande alors qu’on étudie tous les livres de Giordano Bruno en détails. Cela prendra trois ans, car l’Inquisition est débordée : des dizaines d’intellectuels, comme Tommaso Campanella, et des grands seigneurs pourrissent dans les prisons du Saint-Office. On ne l’interroge qu’en 1597 sur « ses vaines conceptions sur la pluralité des mondes ». Il tient ferme, malgré le supplice de la corde subi lors de son dix-septième interrogatoire. L’année suivante, il se dit prêt, en souriant, à renoncer à ses idées si l’Eglise les déclare hérétiques « à partir de maintenant ». Bellarmin refuse : elles le sont depuis toujours. Bruno veut encore négocier : lors du vingt et unième interrogatoire, le 10 septembre 1599, il propose d’échanger une rétractation partielle contre l’autorisation de poursuivre ses recherches philosophiques. Le 21 décembre 1599, après avoir consulté le pape, Bellarmin refuse : le Nolain doit cesser de penser.
A LORS Bruno choisit : quitte à mourir, autant que cela soit dans l’intégrité de ses idées. Il crie à son tortionnaire : « Je ne crains rien et je ne rétracte rien, il n’y a rien à rétracter et je ne sais pas ce que j’aurais à rétracter. » C’est fini. Le 20 janvier, Clément VIII ordonne de le livrer à l’Inquisition, qui lui donne encore quarante jours pour se dédire. En vain. Le 8 février 1600, il est conduit chez le cardinal Madruzzi, piazza Navone. A genoux, en présence des neuf cardinaux inquisiteurs et du gouverneur de la ville, il écoute la sentence : il sera « puni sans verser le sang », ce qui veut dire, dans la terrifiante hypocrisie de l’Inquisition, le bûcher. « Vous avez certainement plus peur en prononçant cette sentence que moi en l’écoutant ! », crie-t-il à ses juges.
A l’aube du jeudi 17 février 1600, sept pères de quatre ordres différents viennent le chercher dans sa cellule et le supplient encore de renoncer à « ces mille erreurs et vanités ». Il hausse les épaules. On le conduit au Campo dei Fiori, sous la conduite des moines de San Giovanni Decollato. On l’attache au bûcher, on le bâillonne. Quand, au dernier moment, on lui tend un crucifix, il détourne les yeux. Un peu plus tard, Galilée, confronté à la même menace, proférée d’abord en 1616 par le même Bellarmin, puis en 1633 par son successeur, pour des thèses beaucoup moins audacieuses, se rétractera en tremblant, à genoux, marmonnant seulement entre ses dents le trop célèbre « et pourtant elle tourne », signe ultime de sa lâcheté.
Bruno est beaucoup plus dangereux pour l’ordre établi que tous ceux dont l’Inquisition a brisé la conscience. Aussi, après sa mort, tout fut fait pour le discréditer. Dès le 7 août 1603, toute son oeuvre est à l’Index et ses livres disparaissent ; l’Eglise le dénonce urbi et orbi comme espion, assassin, athée, hérétique ; elle menace quiconque voudrait le citer ou reprendre ses théories. A l’inverse, tous les honneurs sont réservés à son tortionnaire, enterré en 1621 dans le magnifique tombeau commandé au Bernin.
L’oeuvre de Bruno ne réapparaît qu’au début du XVIIIe siècle, d’abord dans l’Angleterre de Newton, puis dans l’Italie du Risorgimento, où il devient l’idole des intellectuels nationalistes. Mais l’Eglise ne désarme pas : en 1889, le pape Léon XIII s’oppose, en vain, à l’érection d’une statue à l’endroit même où Bruno fut assassiné. Le 29 juin 1930, le Vatican canonise le cardinal Bellarmin, après un procès fertile en polémiques. Et, le 3 février 2000, le cardinal Poupard, responsable au Vatican du « Pontificam Consilium Cultura » – celui-là même qui instruisit la réhabilitation de Jean Hus et de Galilée -, refuse encore celle de Bruno, tout en « déplorant » l’usage fait de la force contre lui, sans vouloir débattre de ses thèses ni remettre en cause les conditions de son procès. Certains vont même jusqu’à écrire que Giordano Bruno serait resté inconnu sans le bûcher.
Peut-on concilier la lecture des textes sacrés avec les avancées de la science ? Tel est le défi que Bruno lance encore aujourd’hui à toutes les Eglises, du haut de son bûcher.
Philosophe vagabond, courageux fragile, homme de foi et de vérité, Bruno n’était pas dupe du malheur qui le guettait. Il a toujours su qu’il aurait à payer cher pour avoir compris que l’Univers ne se résumait pas à une théologie prise au pied de la lettre, pour avoir eu – avec d’autres mais bien avant ceux à qui on en attribue aujourd’hui la paternité -, l’intuition de ce qui est devenu l’épistémologie, la cosmologie, la théorie générale de l’Univers, la relativité, la chimie, la génétique ; pour avoir perçu, avant même Pascal, l’importance de la beauté comme source d’accès à la vérité ; pour avoir reconnu à chaque homme tous les droits sur lui-même et aucun droit sur le reste de l’Univers.
Un jour de lassitude, au cours d’un de ses voyages sans but, pourchassé par l’ignorance et la bêtise, il écrivit ce qui reste comme l’indépassable lamento de tous les découvreurs, spectateurs de leur propre marginalité : « Voyons ce qui arrivera à ce citoyen et serviteur du monde, fils de son père le Soleil et de sa mère la Terre, voyons comment le monde qu’il aime trop doit le haïr, le condamner, le persécuter et le faire disparaître. »
DOC: AVEC ILLUSTRATIONSBIBLIOGRAPHIE:-Bruno Giordano, oeuvres complètes, collection dirigée par Yves Hersant et Nuccio Ordine. Les Belles Lettres. 1993-2000. et De la magie, Allia 2000.-Bertrand Levergeois, Giordano Bruno, Fayard, 571 p., 170 F.-Frances A. Yates, Giordano Bruno et la Tradition hermétique. Dervy. collection Bibliothèque de l’hermétisme, 1988,558 p.,149 F.