Il faut s’y faire : comme on pouvait s’y attendre, après la musique, le cinéma est balayé par une toute nouvelle façon d’avoir accès aux images : l’abonnement, à domicile et en nomade. Et, comme la musique, après la distribution sur des chaînes ad hoc, après la distribution en salle, sur les téléphones et les tablettes, de films de cinéma, on a vu certains de ces films être directement diffusés sur ces chaînes, puis sur des plateformes. Puis, à côté des films, se sont imposés des séries, qui existaient à la télévision depuis très longtemps sous le nom de « feuilletons ». Certaines sont maintenant devenues cultes : The Wire, Friends, Peaky Blinders, Six feet under, Fauda, la famille Schtizel, et tant d’autres.

Désormais, ces plateformes vont plus loin : si elles ne sont pas très audacieuses dans leurs choix artistiques, soumises à des obligations de rentabilité rapide impitoyable,  elles proposent à leurs abonnés des programmes sur mesure, tenant compte de leurs préférences, déduites des programmes déjà vus.

Bientôt, avec l’intelligence artificielle, on ira beaucoup plus loin : on proposera au spectateur de lui montrer, sous réserve des droits, les films qu’il aime avec d’autres acteurs : vous avez envie de voir Humphrey Bogart dans les Aventuriers de l’Arche Perdue ? Qu’à cela ne tienne ! Marylin Monroe dans le rôle de Sissi ? Mais bien sûr !   Coluche dans celui de César (de Pagnol) ? Facile ! Puis, on proposera de remplacer, dans tous leurs plus grands rôles, les acteurs que les nouvelles, (et judicieuses) règles éthiques ne tolèrent plus ; puis encore, on veillera rétrospectivement à l’équilibre des genres et des origines : vous voulez revoir La Grande Illusion avec une distribution non plus seulement socialement juste, (comme c’est déjà le cas), mais aussi avec des personnages féminins et avec des acteurs de couleur ? Très possible. Puis, on ira jusqu’à proposer à chacun de participer à l’écriture d’un film ou d’une série, qui ne sera confectionné que pour lui, avec les acteurs, le scénariste, le musicien, le metteur en scène de son choix, vivant ou mort réel ou fictif. Il suffira pour cela de fournir un très grand nombre de spécifications à une intelligence artificielle. Chacun aura ses propres films.  Avec, (ou sans) limite de la violence et de la perversion qu’on laissera s’y déployer… Et ce sera encore plus révolutionnaire quand on mêlera cela avec les jeux vidéo et les univers virtuels… Chacun sera devenu un créateur et vivra la vie des personnages de son choix.

On aura alors non seulement perdu la salle, comme lieu de rencontre, mais aussi fait disparaitre un grand sujet de conversation, sur les films ou les séries disponibles pour tous. On n’en est plus très loin.

Une très récente série, « Succession », (dont vient seulement d’être distribuée l’extraordinaire Saison 4), évoque les prolégomènes de cet avenir. C’est d’abord un formidable drame familial, sur la lutte pour la succession, entre quatre enfants d’un père tout puissant, dans un très grand groupe de médias américain. Elle est interprétée par de très grands comédiens (dans tous les rôles, majeurs et mineurs), avec des dialogues déjantés, une musique plus qu’efficace ; et un scénario presque parfaitement réaliste, même s’il est tout le temps à la limite de l’outrance (comme l’est le réel de ce monde). Bien sûr, toutes les familles puissantes ne sont pas monstrueuses, comme celle-là ; et beaucoup d’entre elles n’ont duré et ne durent encore, génération après génération, que par leur sérieux et leur modestie (on en croise d’ailleurs une de ce genre dans Succession, tentée cependant par le poison de l’argent, contre ses propres valeurs). Il n’empêche : la description dans cette série du monde des OPA et des fusions est lumineuse, et l’excès apparent, qui choquera les spécialistes, est en réalité très soigneusement copié sur le réel ; en particulier, banquiers, gestionnaires de fonds d’investissement et juristes sont criants de vérité. On y entend enfin, comme en filigrane, la fin d’un monde : ce n’est pas seulement la succession dans une famille. C’est un usage permanent de drogues de tout genre ; un ballet d’hélicoptères, d’avions privés, de SUV, blasphèmes à l’égard de la nature. Ce n’est pas seulement le mépris de classe et de genre sans cesse affiché, répété ; ce ne sont pas seulement des gens humiliés, exploités, assassinés. C’est aussi la fin annoncée de ces médias tout puissants, qui ont fait et défait les présidents, et qui sont en passe d’être balayés par les réseaux sociaux, les intelligences artificielles, et tout ce que les dictateurs, de Poutine à Xi Jinping, mais aussi les faux démocrates, aux Etats-Unis, en Italie, en Pologne, en Turquie et ailleurs, commencent à utiliser d’une façon de plus en plus massive et cynique. Sans que nul, ni dans cette série, ni dans le monde réel, ne se préoccupe vraiment sérieusement des enjeux réels du long terme : la justice sociale, le climat, la violence, l’artificialisation du monde, dont ils sont les acteurs.

Voyez Succession. Et faisons en sorte que le réel cesse d’être à son image. Pour que notre succession ne se réduise pas à une faillite.

j@attali.com

Tableau : Edward Hopper, New York Movie (1939)