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Il n’y a rien de plus terrible, pour une personne comme pour un peuple, que de se sentir humilié. Ce terrible sentiment vient avec la sensation de n’être pas traité comme on le mériterait, d’avoir perdu son rang, de ne pas avoir le destin qu’on mérite. Injustement. Par la faute des autres.
L’humiliation est pire encore quand elle est publique, quand d’autres sont témoins de votre déchéance, s’en moquent, s’en réjouissent même ; quand ils vous regardent de haut, après vous avoir jalousé d’en bas.
Nous avons tous vécu, un jour ou l’autre, enfant ou adulte, une telle situation. Pour une cause majeure ou anecdotique. Certains en ont gardé le souvenir d’une profonde blessure ; d’autres l’ont enfoui au fond de leur inconscient.
On trouve mille traces de ce sentiment dans la littérature ; il en est même un grand ressort ; depuis la comtesse de Ségur jusqu’au marquis de Sade, de Jules Renard à Franz Kafka. Et tant d’autres. On en trouve aussi mille traces dans l’Histoire, depuis l’humiliation des Grecs après l’invasion d’Athènes par les Mèdes, jusqu’à la décadence russe après la dislocation de l’Union Soviétique, en passant par la défaite allemande de 1918.
Beaucoup de gens sont dans cette situation aujourd’hui. En France et partout dans le monde. Parce qu’ils se sentent déclassés, injustement traités, enfermés dans un destin dont ils ne veulent pas, furieux du regard que d’autres portent sur eux.
Face à cette situation, les réactions possibles sont multiples : la colère, la rage, la dépression, la haine de soi, le repli, l’orgueil, le désir de revanche. Certains se laissent couler ; d’autres cherchent des boucs émissaires parmi ceux qui ont assisté à leur humiliation plus encore que parmi ceux qui en sont la cause ; d’autres encore s’en remettent à des sauveurs pour les venger.
Très rarement, on en cherche en soi la cause profonde. Et pourtant, en général, c’est là qu’elle se trouve : Dans l’abandon de soi avant d’être méprisé par d’autres. Très rarement on se pose la question : comment ais je pu me mettre dans cette situation ? Aurais-je pu l’éviter ? Que puis je faire pour ne plus jamais replonger ?
La France est aujourd’hui dans une telle situation, sans vraiment encore le réaliser totalement : l’absence de masques et de vaccins en sont les signes visibles ; le déclin de nos exportations agricoles, le recul de nos récompenses scientifiques, l’affaiblissement de notre classement PISA en sont d’autres. L’Euro nous en masque un autre, bien plus profonde et qui résume tous les autres : le déficit structurel de notre balance des paiements. Nous nous le cachons comme nous pouvons en glorifiant tel merveilleux astronaute ou tel exploit sportif. De moins en moins de gens sont dupes de ces mirages.
Il serait temps de prendre conscience de cette humiliation en devenir, de se dresser face à elle avant qu’elle n’envahisse le corps de la nation, qu’elle ne devienne consciente, publique, revendiquée. Si c’est le cas, si quelqu’un met un jour un nom sur cette humiliation, et la désigne comme une situation intolérable, elle aura de profondes conséquences. En toute logique, elle pourrait conduire à l’élection de quelqu’un de frustre, qui saura exploiter ce sentiment, déclencher un sentiment de rage et le canaliser contre tous ceux qui, expliquera- t-il, « nous ont emmené là ».
On sait où ce genre de circonstances ont conduit les peuples : au renferment sur soi, à la désignation de boucs émissaires, à des solutions simplistes ; et, à la fin, à une humiliation plus grande encore.
Il serait temps de se rendre compte que nous sommes tous comptables de cette situation. Qu’il appartient à chacun de faire ce qu’il peut pour améliorer son propre sort et le destin collectif. De ne pas se complaire dans cette situation pour ensuite s’en plaindre. Nous avons encore tous les moyens d’éviter le déclin. Cela suppose beaucoup d’effort, de vision, et de justice. En bref, cela exige de ne pas accepter l’humiliation d’une étrange défaite. Notre Histoire en fournit de glorieux exemples.
j@attali.com