Chaque jour, nous voyons s’accumuler des preuves de la contradiction croissante entre le marché et la démocratie. La démocratie, suppose des frontières. Frontières géographiques, qui définissent son territoire de compétence. Frontières fonctionnelles, qui définissent les domaines dont s’occupe le politique. Alors que le marché, lui, par nature, est sans frontière : les marchands, les capitaux, les travailleurs, les consommateurs, les salariés, doivent pouvoir aller où ils veulent, vendre ce qu’ils veulent, acheter ce qu’ils veulent, travailler où ils veulent, investir où ils veulent. La démocratie est sédentaire. Le marché est nomade.
On retrouve cela dans ce qui se joue aujourd’hui : La crise financière y trouve sa source. Le politique y trouve sa limite, s’agitant dans de pathétiques simulacres, alors que l’essentiel ne dépend plus de lui. On le retrouve aussi, en particulier, dans ce qui se joue autour de l’Oréal.
Même s’il y a dans cette histoire des dimensions nombreuses, touchant au financement de la politique, à l’exploitation du grand âge et à un mélange scandaleux entre des politiques fascinés par l’argent et des fortunes stratosphériques, l’essentiel porte à mon sens sur ce que cette affaire nous dit sur la possibilité, pour le politique, de ne pas céder au marché.
De fait, si le marché était le seul maitre, Madame Bettencourt, serait de plus longtemps une émigrée fiscale. Elle ne l’est pas. Ce n’est pas sans importance : L’Oréal, entreprise stratégique de l’avenir, n’est plus française que parce que l’héritière de son fondateur a décidé de ne pas déménager, alors que, pour des raisons purement comptables, elle aurait du le faire depuis longtemps ; comme le font quelques nouvelles fortunes , pour économiser quelques fractions de leurs patrimoines .
Quelles que soient ses motivations réelles, quelques soient les fraudes fiscales dont ses conseillers ont pu se rendre coupable, il est en tout cas certain qu’elle a compris , comme d’autres avec elle, que la vraie fortune consiste justement à pouvoir choisir de vivre là où on a du plaisir à vivre et non pas là où le taux d’impôt est le plus bas. Elle a compris qu’il faut être bien pauvre, humainement et culturellement, pour décider de s’évader fiscalement et laisser le marché décider de son destin. Et si quelques uns, plus jeunes, moins riches qu’elles, se soumettent à ces diktats, c’est parce que la nation n’a pas trouvé de bonnes façons de les convaincre de rester.
Là est l’essentiel : la démocratie ne peut se battre contre le marché sur le même terrain. Elle ne doit pas se résigner à se priver de ses ressources budgétaires pour séduire ceux qui ne s’intéressent pas à son sort. Elle ne doit pas réduire à néant la fiscalité, espérant garder les plus riches, ni la rendre excessive, espérant aider les plus pauvres. Elle doit se battre avec d’autres armes : celles de l’éducation de l’innovation, de la culture, du plaisir de vivre ensemble, du pacte social. L’expérience montre en effet qu’il y a peu d’émigrés fiscaux dans des pays ayant un fort taux d’imposition, lorsque les politiques y sont capables de faire partager un projet collectif, à des gens qui accepteront les contraintes sans tricher.
La politique ne peut équilibrer le marché en se pliant à ses lois. Elle ne peut le faire qu’en proposant aux nomades quelques bonnes raisons de partager leurs destins avec les sédentaires.