Dans une étude dirigée par l’économiste Jonathan Murdoch, qui sera publiée en avril 2009, apparait pour la première fois une vision très concrète et très fouillée de la vie quotidienne des ménages les plus pauvres du monde. Au moment où on parle tant de milliards de dollars, et même de milliers de milliards, il est intéressant de s’intéresser à la vraie vie des vrais gens. Ayant suivi et analysé pendant cinq ans, de 2000 à 2005, plus de 250 foyers de précaires, (qui gagnent moins de 2$ par jour, seuil de pauvreté fixé par la Banque mondiale) en Inde, au Bengladesh et en Afrique du Sud, ces économistes décrivent pour la première fois l’usage que font ces gens du rare argent dont ils disposent.
Le résultat est édifiant : Les très pauvres vivent dans l’économie monétaire, avec autant de sophistication que les riches. Sur les 6, 5 milliards d’habitants de la planète, au moins 2,8 milliards sont en situation de pauvreté (moins de deux dollars par jour) dont 1,1 milliard en situation d’extrême pauvreté, (moins d’un dollar par jour). Aucun d’entre eux n’est chômeur : les très pauvres travaillent tous. La plupart sont des travailleurs temporaires, journaliers, saisonniers, en ville et à la campagne La majorité de ceux gagnant moins d’un dollar par jour se situe en Asie du Sud (39%), en Asie de l’Est (33%) et en Afrique Sub-saharienne (17%). Les femmes constituent la très grande majorité des plus pauvres, surtout à la campagne. L’essentiel de leurs revenus est consacré aux besoins de première nécessité : la nourriture, le transport, la santé, le logement, et l’éducation des enfants. Mais aussi parfois la location d’un véhicule, ou d’un téléphone portable ; et pour cela, et c’est la grande surprise de l’étude, ils épargnent : les très pauvres font un usage très sophistiquée du peu d’argent dont ils disposent.
Il leur faut transformer leurs revenus irréguliers en un flux continu de ressources afin de subvenir à leurs besoins quotidiens. Epargner est pour eux une question de vie ou de mort. Les jours de paie, il leur faut anticiper les futurs périodes de disette, d’inactivité, de maladie, un décès ou un mariage ou affronter les risques : la mousson en Inde, la propagation du SIDA en Afrique du Sud, les maladies infectieuses au Bangladesh. Ils épargnent chez eux, ou chez leurs voisins pour ne pas être tentés, ou dans des associations d’épargne ou dans des institutions de microfinance, ou quand ils en ont, rarement, l’occasion, dans des institutions bancaires. Il leur arrive aussi de contracter une assurance maladie ou une assurance vie. Et comme il est difficile de trouver des endroits sûrs pour placer son épargne, il est fréquent, notamment chez les femmes, de placer son argent sous forme d’or. A l’inverse il leur arrive aussi d’emprunter à leur famille, leur employeur, un prêteur sur gages ou une institution financière, pour créer une activité rentable ou faire fructifier leur capital. En moyenne, un foyer très pauvre recoure à une dizaine de différents instruments financiers par an. Et il lui arrive très fréquemment de prendre un crédit pour un achat alors qu’il dispose déjà de l’épargne nécessaire.
Un exemple ? Hamid et Khadija, un couple de citadins du Bengladesh avec un enfant qu’a suivi l’équipe de Jonathan Murdoch durant une année, gagnent environ 70 dollars par mois (soit moins de deux dollars par personne). Leurs avoirs financiers sont de 175 dollars répartis ainsi : 76$ placés dans une assurance vie, 17$ placés dans un institut de microfinance, 8$ dans un compte informel, 2$ dans leur maison, 40$ sous forme de prêts accordés à des connaissances, 30$ de dépôt à la « maison du village » et 2$ en liquide. En parallèle, leur dette financière était de 223,34$ : 153,34$ d’un emprunt à un institut de microfinance, 14$ d’un emprunt privé, 10$ pour le remboursement d’une avance, 20$ de placement d’épargne due, 16$ de dette chez un commerçant et 10$ consacrés à la location d’un véhicule à usage professionnel.
Les très pauvres épargnent donc plus, en proportion, que les riches. Et ces trois milliards de personnes, (qui vont devenir bientôt 5 milliards quand la population mondiale sera de 9 milliards) constitue un formidable potentiel, auquel les banques commencent à s’intéresser. En Inde, le gouvernement a récemment ordonné aux banques de réduire les démarches administratives et d’éliminer le montant minimum lors de l’ouverture d’un compte. En Afrique du Sud, la création du « compte Mzansi », permet d’avoir accès à l’épargne pour un très faible coût. La crise financière le rappelle : le monde a besoin d’un système financier transparent, au service des gens et de leurs projets. Il devient très important de mettre en place des réglementations rigoureuses, pour que ne se généralise pas, à l’échelle du monde, le scandale des subprime.