La globalisation a provoqué un déséquilibre fondamental entre le modèle de gouvernance internationale établi à la fin de la seconde guerre mondiale et les marchés, libérés par la globalisation, et ayant acquis une capacité de nuisance économique totalement démesurée par rapport à celle des Etats. C’est, dans cette crise, le sort de l’Europe qui se joue.
La zone euro compte de nombreux pays fragiles. Deux d’entre eux, la Grèce et l’Irlande, ont déjà subi les attaques des marchés, qui ont conduit à une intervention de l’Union européenne et du FMI. Aujourd’hui, les primes de risque exigées par les investisseurs pour détenir de la dette portugaise sont très élevées. La position de l’Espagne est, pour l’instant, moins défavorable, mais rien ne garantit qu’elle ne sera pas elle aussi, dans un futur proche, « testée » par les marchés. Tous les pays de la zone euro pourront être mis en difficulté tant qu’un véritable fédéralisme budgétaire ne viendra pas restaurer la confiance des marchés et donner un coup d’arrêt à la spéculation.
La crise est loin d’être finie. La dette publique continue d’augmenter, et la récession est installée, dans les Etats développés qui vivent déjà à crédit. Les pays émergents, moins touchés par la crise, ne pourront être les seuls moteurs de la reprise mondiale : cela ne suffira pas. La crise ne s’achèvera que lorsque les problèmes de fond seront réglés, notamment par l’adoption de mesures globales de régulation.
La création d’un mécanisme permanent d’assistance financière aux Etats membres de la zone euro où les détenteurs de la dette publique sont obligés de partager les coûts d’un plan de sauvetage éventuel d’un pays de l’euro était nécessaire : elle a constitué une réponse indispensable pour rassurer les marchés financiers sur la capacité des Etats membres de la zone euro à résister à une crise de la dette. La pérennisation de ce qui n’était d’abord qu’une solution d’urgence s’est avérée inévitable : chacun sait désormais qu’à plus ou moins brève échéance, de nombreux Etats européens vont se révéler incapables de financer le service de leur dette, dont la part dans leur budget augmente de jour en jour. Le dispositif d’aide à la Grèce a ainsi été prolongé par la création d’un Fonds européen de stabilisation.
S’il était nécessaire, ce mécanisme reste pourtant insuffisant, pour une raison évidente : le Fonds ne dispose pas des sommes nécessaires aux Etats les plus exposés. Pire encore, il présente deux failles dangereuses. D’abord, la garantie d’emprunt qui lui est donnée est commune, mais pas solidaire : si un Etat membre de la zone euro ne peut assurer sa part, les autres ne se substitueront pas à lui. Mais, surtout, le fait d’avoir annoncé un montant limité pourrait faire du Fonds la prochaine proie des spéculateurs : en pariant sur l’effondrement de l’euro, ces derniers pourraient signer son acte de décès.
La crise de l’union monétaire a montré que l’Union européenne ne peut plus se contenter d’expédients : des réformes de structure s’imposent. En particulier, la zone euro ne pourra plus vivre avec le dilemme d’une union monétaire déjà largement réalisée et d’une intégration budgétaire sans cesse repoussée. Le Pacte de stabilité et de croissance avait permis un premier pas vers une solution à ce dilemme, mais les limites qu’il fixe (déficit de 3 % du PIB, dette de 60 %) étaient dès l’origine obsolètes dans de nombreux Etats membres.
Il faut donc s’attaquer aujourd’hui au cœur du problème. L’Union européenne reste la seule entité souveraine à ne pas disposer d’une capacité d’emprunt. Un nouvel approfondissement de la construction européenne est nécessaire, qui verrait la création de véritables bons du Trésor européens, mais aussi d’institutions chargées de leur gestion. Il faut également doter l’Union d’un nouveau budget, financé par cette capacité d’emprunt et par l’impôt. L’Union pourrait alors se voir transférer une part des dettes publiques de ses Etats membres, jusqu’à l’équivalent de 60 % de son PIB. Elle n’a en effet aucune dette à ce jour, ce qui offre une marge de manœuvre considérable : le service des emprunts sera moins élevé que si les dettes restaient au niveau national, et les Etats membres pourront transférer à l’Union la ressources fiscale nécessaire pour le financer. Tant qu’un véritable fédéralisme budgétaire ne sera pas mis en place, la monnaie unique pourra être mise en situation de fragilité.
Les Etats se sont eux-mêmes placés entre les mains des marchés financiers : les besoins croissants des Etats modernes les ont en effet poussés à emprunter toujours davantage, utilisant pour ce faire des instruments dont la sophistication croissait sans cesse. Les investisseurs y trouvaient leur compte : si les emprunts d’Etat n’offrent que des taux d’intérêt faibles, ce sont en revanche des investissements particulièrement sûrs, puisque les Etats, à la différence des entreprises, ont un horizon de vie tendant vers l’infini. L’Etat a donc créé des marchés qui lui permettent de se financer. Mais ils peuvent aussi le mettre à mal, lorsque l’ampleur de ses emprunts les fait douter de sa capacité à honorer ses engagements. S’ensuit un duel mortel entre ces deux acteurs, chacun surveillant anxieusement le moindre mouvement de l’autre. C’est cette situation que nous vivons aujourd’hui. Pour en sortir, il est indispensable de restaurer la confiance des investisseurs, ce qui passe par la définition d’une trajectoire crédible de retour à la soutenabilité des finances publiques européennes.
L’euro n’est pas en danger à brève échéance : c’est une monnaie solide, assise sur une économie qui est, si on la considère dans sa globalité, la première du monde, et utilisée comme réserve de change dans le monde entier.
En revanche, l’union monétaire ne pourra survivre à long terme si rien n’est fait dans les mois à venir pour éviter la faillite en chaîne des pays de la zone euro. Le scénario du pire est simple à écrire : les pays menacés tenteront d’éviter la catastrophe, par des programmes d’austérité. Insuffisants pour restaurer la confiance des prêteurs, et inefficaces face aux attaques des spéculateurs, ces programmes n’empêcheront pas les pays de faire défaut, les uns après les autres. Les banques et les autres institutions financières, qui avaient été mises à contribution pour financer cette dette dévalorisée, chuteront à leur tour, entraînant la ruine des déposants, des retraités et des salariés. La BCE, quant à elle, ne pourra empêcher ce désastre ; et si elle tente de le faire, par la création monétaire, alors c’est l’euro qui s’effondrera. Ce scénario du pire peut encore être évité ; mais pour cela, un sursaut est indispensable. L’action politique européenne est urgente.
Doit être mis en place, aux côtés de la BCE, un véritable gouvernement économique européen, doté de plusieurs instruments indispensables : des bons du Trésor européens, une taxation fédérale, et un réel pouvoir de contrainte à l’égard des Etats de la zone euro.
La situation que connaît aujourd’hui l’Europe est loin d’être totalement inédite : l’histoire nous enseigne que les crises de la dette souveraine viennent généralement ratifier le déclin d’une nation, qui aurait tenté de maintenir son niveau de vie par l’emprunt. Les dangers que la crise actuelle fait peser sur l’Europe ne sauraient donc être pris à la légère.
Toutefois, l’histoire nous apprend aussi que depuis ses débuts, à chaque fois qu’une crise est survenue, l’Union européenne a trouvé une solution pour en sortir par le haut. C’est par la volonté commune de surmonter des situations difficiles que sont nés le marché unique, puis la monnaie unique. Aujourd’hui, une nouvelle avancée est nécessaire : l’Europe doit s’unir face aux menaces, afin que les Etats agissent enfin avant les marchés, au lieu d’être simplement soumis à leurs pressions. L’aléa moral – le risque que certains Etats européens cessent leur effort d’assainissement budgétaire – peut être limité par la définition de seuils représentant les conditions de la mise en œuvre du mécanisme de stabilité.
L’Europe a encore les moyens de tenir un rôle majeur. Elle ne manque pas d’atouts pour ce faire, le principal étant son niveau scolaire et universitaire. Elle devra cependant trouver des réponses à plusieurs défis. Le gouvernement économique n’est pas le moindre, mais il n’est pas le seul : dès avant la crise, le continent souffrait d’une croissance structurelle faible, liée à un manque d’innovation, ainsi qu’à une démographie n’assurant pas le renouvellement des générations. Par ailleurs, les fragilités du système financier et les inquiétudes quant à l’emploi persistent. C’est la capacité de l’Union européenne à trouver des réponses innovantes à toutes ces questions, et à identifier de nouveaux moteurs de croissance, qui conditionnera son futur.
Le déclin de l’Europe que pourrait entraîner cette crise n’est donc pas une fatalité : l’avenir du continent reste à écrire. Pour cela, l’Europe doit avancer de manière urgente et unie.