Imaginez un patron français qui, par l’entreprise qu’il aurait créé, se vanterait d’avoir constitué en quelques mois une fortune personnelle de 132 millions d’euros. Le scandale serait immédiat.
Et pourtant, cette semaine, sans que personne ne s’en indigne, un Français anonyme vient de gagner la même somme en misant 2 euros à un jeu de hasard, le « jackpot euromillion » ; seul vainqueur sur plus de 42 millions de grilles jouées en Europe.
Ceci indique bien l’étrange rapport des Français à la richesse: devenir riche par hasard, (ou à la rigueur en exerçant une activité artistique ou sportive) est toléré. S’enrichir par son travail, surtout si on doit aussi diriger le travail d’autrui, est intolérable.
La gauche le refuse par idéologie marxisante (conçue par des gens qui n’ont jamais lu Marx, premier admirateur de la bourgeoisie). La droite s’y oppose par idéologie religieuse (conçu par des gens qui n’ont jamais lu la Bible, premier admirateur de l’enrichissement, s’il est mis au service des autres). Les premiers font l’apologie de l’égalité. Les seconds de la pauvreté. Les uns et les autres ont en commun la détestation de ceux qui gagnent beaucoup d’argent en dirigeant des entreprises. Les uns et les autres ne tolèrent que la fortune héritée, soigneusement protégée par la fiscalité.
Et pourtant, gauche et droite cherchent frénétiquement des leviers de croissance. Ils les chercheront en vain aussi longtemps qu’ils refuseront de reconnaitre que, depuis l’aube des temps, la possibilité de faire fortune est le principal moteur de la croissance marchande.
Dans les pays ou faire fortune en créant des produits ou des services est possible, où ceux qui s’enrichissent sont glorifiés, une grande partie des gens entreprenants tentent tout pour y parvenir. Ils innovent, créent des entreprises, des richesses et des emplois. C’est le cas aux Etats-Unis, en Allemagne, en Grande Bretagne, (pays protestants pour qui le scandale est la pauvreté, pas la richesse) et aujourd’hui dans bien des pays du Sud, où naissent de grands groupes industriels et où la microfinance reconnait à tout pauvre le droit de s’enrichir.
Dans les pays comme la France, où s’enrichir est de plus en plus mal vu, où ceux qui s’y emploient sont de plus en plus mal considérés, et où la fiscalité leur reprend tout ce qu’ils gagnent, ce moteur disparaît : de moins de gens entreprennent ; et ceux qui le veulent encore s’en vont le faire ailleurs.
Au total, c’est dans les pays où il est le plus aisément possible de faire fortune que le niveau de vie moyen augmente le plus vite, parce que l’émulation est un des facteur-clé du bien-être collectif. Il faut évidemment que le droit de faire fortune ne soit pas réservé aux enfants des classes dirigeantes, mais que tous, y compris les enfants des quartiers, y ait accès.
Ce n’est évidemment pas le seul levier de la croissance. L’éducation, les équipements collectifs, la règle de droit, la santé pour tous, la justice fiscale en sont d’autres, qui doivent rendre possible à chacun de réaliser ses aspirations, quelles qu’elles soient, et en particulier, si c’est le cas, de gagner honnêtement beaucoup d’argent.
Mais faire fortune ne saurait être une fin en soi. Le profit doit être comme le pinceau pour le peintre : un moyen de faire que sa vie, celles des autres autour de soi, et celles de la planète, deviennent une œuvre d’art.
La France ne retrouvera jamais un chemin de croissance sans cet immense virage idéologique, auquel aucun des pitoyables débats d’aujourd’hui ne la préparent. Il est donc urgent de mettre le droit de s’enrichir dans notre boite à outils nationale.
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