Les débats actuels, dans le monde entier, et en particulier en France, sur la façon dont se joue le sort des entreprises, montre que le vieux capitalisme, celui dans lequel les détenteurs du capital ont droit de vie et de mort sur les entreprises, est dépassé.
Tant dans les nouvelles entreprises (dans lesquelles la création de valeur n’est presque jamais le fait des apporteurs de capitaux), que dans les plus anciennes (dans lesquelles les détenteurs du capital ne le sont souvent que pour quelques minutes, ou moins encore, avec le trading à haute fréquence), les actionnaires ont en effet encore le droit absolu de décider seuls du destin des sociétés.
De fait, ils ne sont plus en réalité que les propriétaires de passage des actions émises par des entreprises ; mais pas les seules parties prenantes de leur destin.
A l’évidence, une entreprise sert aujourd’hui d’autres intérêts que ceux de ses actionnaires : ceux de ses salariés, de ses consommateurs, de son environnement, des territoires où elle s’implante, des jeunes qu’elle forme ou pourrait former, et même des générations suivantes.
En France par exemple, quelle que soit la forme juridique de l’entreprise (de la société anonyme faisant appel public à l’épargne à la coopérative agricole, en passant par la société d’assurance mutuelle), l’entreprise obéit à la définition du « contrat de société », fixé par les articles 1832 et suivants du Code civil. L’article 1832 dit qu’une « société » est instituée par des « associés », qui « conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ». L’article 1833 dispose que « toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés ». Des seuls associés. Et en fait, des seuls détenteurs du capital des entreprises (sur tous ces aspects, voir le Rapport pour Une Economie Positive et en particulier son chapitre 6).
Ces articles sont totalement dépassés. D’une part, les « associés » d’une entreprise ne peuvent plus se définir comme ceux qui « apportent leurs biens et leur industrie ». S’agit-il des actionnaires ? Des prêteurs ? Des dirigeants ? Des cadres ? Des propriétaires de brevets ? De l’ensemble des salariés ? D’autre part, une entreprise ne peut plus être considérée comme constituée dans l’intérêt des seuls « associés » ; car bien d’autres parties prenantes sont reconnues aujourd’hui.
Le droit doit donc refléter la pluralité des intérêts en cause ; il doit distinguer entre les « associés » et les « concernés » : les « associés » apportent leurs capitaux et leurs idées, pour monter un projet au service des « concernés », avec qui ils doivent partager les fruits de leurs activités.
Ces changements peuvent paraître révolutionnaires. Ils sont en fait dans l’air du temps. Bien des nouveaux entrepreneurs pensent ainsi leur activité, qu’il s’agisse d’entreprises sociales et solidaires, d’ONG, de « social business » et même d’entreprises commerciales. C’est aussi le cas, juridiquement, d’une façon ou d’une autre, dans quelques pays, en particulier en Californie.
Pour ce qui est du cas de la France, l’article 1832 du Code civil devrait donc être reformulé ainsi : « Une société est constituée par des associés qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune leur capital ou leur travail, en vue de partager entre eux et avec les autres entités concernées (consommateurs, jeunes en formation, territoires, environnement, générations futures) le bénéfice qui pourra en résulter ». Et l’article 1833 dirait : « Toute société doit avoir un objet licite, être constituée et gérée par les associés, dans l’intérêt pluriel des associés et des autres entités concernées. Le droit de vote de chaque associé sera d’autant plus important qu’il apporte plus durablement son capital ou son travail à l’entreprise ».
Si de tels changements étaient mis en place, les conseils d’administration seraient tout autrement constitués ; ils auraient une toute autre mission ; et les décisions qu’ils prendraient seraient souvent tout autres. Encore faudrait-il aussi, dans le même sens, réformer les comités d’entreprise.
Alors, si les parlementaires français voulaient vraiment apporter un changement durable et significatif à ce pays, ils oseraient cette révolution, au lieu de se disputer bruyamment sur l’épaisseur du trait d’économies budgétaires inévitables.