Quoi de commun entre John Galliano, les événements en Lybie et le nouvel ipad ? Une caméra vidéo, bien sûr.
Trois usages très différents en apparence : l’un pour enregistrer et dénoncer les discours inacceptables d’un individu. L’autre pour rendre compte de bombardements qu’aucun journaliste n’est en situation de filmer. Le troisième pour enregistrer des amis, et pour converser en vidéo à distance.
Et pourtant, ces trois événements concomitants annoncent l’avènement d’un même monde, dans lequel rien de ce que chacun peut dire ou faire devant un tiers ne pourra plus rester confidentiel.
Pensons en toutes les conséquences :
Aucun acte répréhensible ne pourra plus être commis, aucune parole diffamatoire, aucune médisance même, ne pourra être prononcée sans risque. Un secret ne pourra plus être conservé que s’il n’est dit absolument à personne.
L’usage de ces caméras sera la norme. Leur absence sera l’exception. Aucune conversation téléphonique ne pourra plus se dérouler sans être aussi en vidéo ; le refuser sera suspect ; les parents suivront leurs enfants ; les amoureux suivront leurs partenaires ; les employeurs suivront leurs employés ; plus personne ne pourra cacher à un autre où il se trouve ; aucun acte intime ne sera l’abri d’une caméra. Chacun passera même beaucoup de temps à s’auto-filmer, à rendre compte de sa propre vie, aux autres et surtout à lui-même ; comme l’annonce déjà les blogs, où les commentaires seront bientôt postés en vidéo et non plus en texte.
Toutes ces images pourront bientôt être envoyées sans aucun intermédiaire sur tous les canaux de télévision du monde ; et chacun aura même, d’une certaine façon, sa propre chaine de télévision, comme chacun a son blog.
Contrairement à ce que prévoyait le philosophe Michel Foucault, qui s’est décidément beaucoup trompé, l’être humain ne deviendra pas un objet d’observation d’une puissance totalitaire, mais un sujet se surveillant lui-même, et surveillant ses proches.
Dans un premier temps, cette évolution devrait civiliser le monde : ce que toutes les cultures tentent d’interdire en vain depuis l’aube des temps, à savoir de dire du mal des autres, deviendra possible : parce que la victime de toute calomnie, même proférée en privé, pourra en être informée. Et il faudra trouver de nouveaux sujets de conversations pour les diners entre amis.
Cette possibilité de tout enregistrer, y compris les conversations privées, existe déjà de façon sonore, avec le magnétophone et sa miniaturisation ; mais l’image a une force que le son n’a pas ; et elle ne peut pas, pour l’instant, être truquée aussi facilement que le son.
Telle est bien la limite de cette évolution : elle ne tiendra qu’aussi longtemps que les technologies ne permettent pas de franchir la frontière du réel et de mêler les images de fiction à celles de la vie. Or, c’est, heureusement, pour bientôt. On peut déjà faire le montage de ses propres images sur le téléphone qui les a filmées ; et on pourra bientôt truquer ainsi les faits pratiquement en direct. L’image perdra son statut d’authenticité ; elle ne pourra plus servir de preuve indiscutable.
Une fois de plus, le désir d’imaginaire aura détourné une technique utilitaire ; l’art aura transcendé l’économie. Pour le plus grand bénéfice de la démocratie.