AUCUN peuple ne peut vivre longtemps sans une idée claire de son rôle dans l’histoire. Le propre d’une civilisation est de produire cette idée. Le rôle des élites d’un pays, à une période donnée, est de nourrir dans le quotidien les grands choix d’une civilisation et de conduire le peuple, dont elles sont issues, dans la direction qui maximise ses chances de survivre. Quand un peuple commence à douter de la pérennité de sa civilisation, quand il a le sentiment que ses élites ne sont plus capables de l’aider à en faire prospérer les principes fondateurs, alors il s’endort, s’enfuit ou se rebelle.
De façon plus concrète, il existe un lien presque automatique entre la capacité d’un peuple à dessiner une image de son avenir et son rythme de croissance. Quand les projets à long terme qui structurent les activités économiques d’un peuple sont clairs, quand les sacrifices qu’on lui demande servent des objectifs reconnus par lui comme légitimes, alors il épargne, investit, apprend, travaille, bâtit, invente, s’amuse et sourit. Les étrangers viennent lui apporter leurs devises et leur savoir-faire. La logique du développement est en marche.
Quand, au contraire, le même peuple n’a plus qu’une idée vague de ce qu’il sera dans deux générations, quand il confond les fins et les moyens, alors il se laisse aller, n’entretient plus son patrimoine, ne lègue rien à ses enfants, décline, émigre et s’oublie. Cela est arrivé à bien des nations, en Europe et ailleurs.
Cela n’est encore jamais arrivé à la France : elle est depuis mille ans un chantier d’aventure, une terre d’immigration, un lieu d’avenir. Et quand il lui est arrivé de douter de son avenir, elle n’a pas renoncé, elle n’a pas émigré, elle n’a même pas changé de rêve mais d’élite ; et cela s’est appelé une révolution.
C’est ce qui est en train de se jouer aujourd’hui. Notre pays traverse une de ces périodes de doute où le peuple sent très clairement que les élites qu’il s’est choisies ont failli, qu’elles ne peuvent plus lui indiquer une direction, définir des valeurs, une identité, ni même engendrer du travail. Il sent que les efforts qui lui sont demandés sont infructueux, inutiles. Pire, qu’ils profitent à ceux qui les exigent et pas à ceux qui les font. Alors le peuple, ordinairement tranquille, pacifique, tolérant même à l’égard des turpitudes des élites, perd patience. Et les balaie, pour faire du neuf.
Depuis la seconde guerre mondiale, le projet politique de la France était relativement clair et simple. Il s’agissait de former des citoyens de la République et de les intégrer dans une économie forte, parmi les plus puissantes du monde, inscrite dans un marché commun européen uni face à la menace soviétique. Pour cela, on avait défini un agenda, plus ou moins partagé par toutes les élites politiques, économiques, sociales et culturelles.
Aujourd’hui, avec la montée irrésistible du chômage, la chute du mur de Berlin et la réalisation du grand marché européen, l’horizon s’est curieusement rapproché. Les politiques économiques ne réussissent plus à créer de l’emploi. L’Europe n’a plus comme objectif que de se doter d’une monnaie unique, comme si c’était une fin en soi. Avec la mondialisation, chacun sent bien que la France n’a plus la taille suffisante pour rester une très grande puissance, ni même pour protéger son niveau de vie, sans se réformer radicalement. Chacun devine que le sort qui la guette est au mieux celui de l’Angleterre et au pire celui de l’Argentine, qui furent toutes deux parmi les cinq plus grandes puissances économiques du début du siècle. Nul n’ose plus parler de ce que sera la France dans trente ans.
Les élites, technocratiques pour l’essentiel, se savent menacées par ces échecs ; prises dans leurs certitudes suspectes, coincées dans leurs préoccupations narcissiques, trop occupées à survivre, elles savent que la place de leurs idées dans un monde multipolaire et de moins en moins européen sera de plus en plus dérisoire. Incapables d’affronter la nécessité de redéfinir un programme de travail pour les trente prochaines années, elles se contentent en général de gérer des sacrifices sans but, imposés par le marché mondial, la construction européenne ou toute autre raison déconnectée d’un projet que la France pourrait avoir pour elle-même.
Ce que ces élites dépassées ne disent pas, c’est que la France doit maintenant choisir entre trois destins : l’un qui consiste à se fondre dans le marché mondial ; l’autre qui la conduira à disparaître dans une entité politique fédérale européenne ; le troisième qui la renverra à une crispation nationaliste suicidaire. Trois formes de mort.
Les élites n’ont pas su proposer de tels choix ni trouver des façons d’y échapper. Alors, comme le montre la crise actuelle, elles se crispent sur le débat sur les moyens, seul lieu où elles peuvent encore espérer exercer un pouvoir et masquer leur impuissance. Le peuple, sentant ses élites incapables de produire du sens, de définir des fins, refuse de se laisser prendre à ce piège, prend les choses en main et réclame qu’on lui donne du sens avant de lui demander tout effort nouveau. Telle est la nature profonde de ce qui vient de se passer : dans sa grande sagesse, le peuple vient de refuser de confondre un projet avec un ensemble de contraintes, et de demander aux pouvoirs de justifier d’abord à quoi peuvent servir ces efforts, et quelles ambitions pourraient justifier ces sacrifices.
L’élection présidentielle aurait dû être l’occasion de cette production de sens ; d’un cadre durable pour l’action. Elle a été manquée. Le candidat élu avait proposé un projet qui épousait toutes les lignes de plus grande pente du moment et qui s’est très vite heurté au principe de réalité. Son premier gouvernement, qui aurait dû gérer son projet à long terme, a passé six mois à négocier un virage idéologique avant d’accoucher d’un programme de gouvernement qui ne pouvait être que proprement « insensé » puisque ne s’inscrivant pas dans un avenir clairement identifié et négocié. On ne peut lui en vouloir : le long terme n’est pas de compétence gouvernementale, mais présidentielle. La réforme de la Sécurité sociale, au coeur du débat sur l’identité nationale et la solidarité, ne pouvait être que technique et vide de sens, et ressenti comme une remise en cause unilatérale du contrat social.
Au-delà de la résolution des conflits en cours et de la définition d’une plus juste répartition de charges, inévitables, il est urgent de cesser de ne parler que des moyens pour débattre des fins. Expliquer, c’est donner du sens, ce n’est pas aligner des chiffres.
Le contrôle des prélèvements obligatoires, par exemple, n’est qu’un moyen de choisir un certain partage entre le progrès des activités collectives apprendre, se soigner et celui des activités individuelles se distraire, se transporter, se nourrir : il n’est pas possible de vivre plus vieux et de savoir plus si les prélèvements obligatoires n’augmentent pas. La modernisation de l’Etat n’est qu’un moyen d’organiser les processus d’intégration des citoyens dans la société et le passage d’une société pyramidale, où tout est octroyé d’en haut par une caste dominante, à une société en réseau aux élites multiples, beaucoup mieux adaptée aux désirs de la jeunesse et aux exigences des technologies.
La monnaie unique n’est, elle aussi, qu’un moyen permettant de construire une entité politique européenne rassemblant tous les pays du continent de l’Irlande à la Russie en un ensemble fédéral de taille suffisante pour lutter contre les géants chinois, indien et américain, et pour devenir, dans un demi-siècle, la première puissance du monde ; une puissance dotée d’une protection contre la mondialisation des marchés, d’une véritable politique sociale commune, et d’instruments pour influer sur les grands enjeux du temps, écologiques et éthiques. Pourquoi se contenter de débattre des moyens, sinon parce qu’on est incapable d’affronter le choix des finalités ?
Dans un projet nouveau, la France peut conserver un rôle spécifique. Et cette crise peut en être le signe annonciateur. Elle peut même devenir l’étincelle allumant le feu qui couve ailleurs en Europe. Pour cela, il faudrait que ses élites cessent de se conduire de façon hautaine, de confondre leurs intérêts avec ceux du pays, qu’elles se renouvellent et fassent une place à des forces différentes, définies par d’autres critères que ceux, autoproclamés, de l’élite d’aujourd’hui, qui ne seraient plus ceux de la reproduction, mais celles de la création. Ces élites neuves existent ; dans une jeunesse rebelle, qui refuse de se couler dans les moules gris des castes pour créer du neuf, qu’il s’agisse d’entreprises, d’oeuvres, d’objets.
On a un peu trop oublié cette évidence : l’élite est là pour faire naître du neuf. Voilà sans doute le mot d’ordre révolutionnaire à mettre en oeuvre d’urgence ; pour que vive la France.