QUICONQUE a découvert avec Avril brisé le cycle impitoyable de vengeances et de contre-vengeances, avec le Pont aux trois arches le récit d’un irrésistible meurtre rituel, ou avec Qui a ramené Doruntine le jeu éblouissant de la fatalité n’a pas pu ne pas remarquer que les légendes albanaises, dont se nourrit l’oeuvre d’Ismail Kadaré, sont puisées aux mêmes source que la tragédie grecque, où les hommes, manipulés par des forces qui les dépassent, tentent d’ouvrir un espace infime à leur liberté.
Avec Eschyle ou l’éternel perdant, Kadaré va plus loin. Dans ce superbe essai sur l’art d’écrire, profonde méditation sur les rapports de la littérature et du pouvoir, il lance un pont entre la tragédie grecque et le roman moderne, entre le destin d’un poète dont se méfiaient des princes et celui d’un romancier que redoutent des bureaucrates. Et surtout, il propose une réflexion très émouvante sur l’éternelle fragilité de toute oeuvre d’art.
Car l’oeuvre d’Eschyle, surgie du néant, a bien failli y retourner. Le fondateur du théâtre et de la tragédie ne disposait, pour construire son oeuvre, que de très peu de sources d’inspiration : la poésie orale des Balkans _ dont Homère s’était inspiré avant lui, _ et peut être une traduction en grec du Gilgamesh mésopotamien. C’est tout. Le reste, il l’a puisé dans des récits historiques qui, faute d’être écrits, ne pouvaient à l’époque que devenir légendes, ‘ jouets de la fantaisie et de l’interprétation de chacun, dénaturés à tel point qu’ils ne se distinguent plus des images que seul enfante le sommeil ‘.
De ces récits multiformes, Eschyle fit surgir la tragédie, ‘ récit mis en scène qui permet à l’homme de s’identifier à d’autres, de se multiplier, de se perpétuer, de ressentir des passions inconnues de lui, bref, l’envie de communiquer davantage avec la communauté humaine ‘.
Pour comprendre comment elle s’est installée dans l’imaginaire des hommes, Ismail Kadaré risque alors une hypothèse lumineuse : la tragédie prend sa source dans les récits de mort et s’organise à partir des rites funéraires ; féconde intuition. La première tragédie, dit-il, est un spectacle religieux, dont le nom _ ‘ bouc-chant ‘ en grec _ renvoie, par le biais du ‘ bouc émissaire ‘, au sacrifice rituel. La première comédienne est une pleureuse qui, aux obsèques, interprète le chagrin des proches, fait connaitre les remords des disparus et durer le souvenir des morts.
La tragédie, réflexion sur la mort, est donc nécessairement à la recherche de sa source, ‘ une erreur fatale, une faute qui demande à être effacée, un meurtre ‘. Elle ne peut être que le récit fascinant d’un enchainement de violences où l’acte de l’un renvoie le ‘ droit ‘ chez l’autre, bandant l’arc de la fatalité, jusqu’au désastre irrésistible.
L’auteur tragique est alors le ‘ juge du droit ‘, celui qui d’Eschyle à Dante, de Shakespeare à Goethe, de Cervantès à Dostoievski, rend le verdict et punit le coupable. Et le premier d’entre eux, au sixième siècle avant notre ère, Eschyle, s’est employé à décrire minutieusement toutes les formes possibles de meurtre, à classifier toutes les sources possibles de la violence et toutes les formes de la punition : celles de la rivalité du désir dans les Suppliantes, de la ‘révolte du plus petit’ dans les Perses, du défi aux dieux dans Prométhée, du meurtre rituel dans l’Orestie.
Préserver les textes des grands tragédiens
Et encore ne connait-on qu’une très faible partie de son oeuvre car, sur les quelque quatre-vingt-dix pièces qu’il a écrites, seules sept nous sont parvenues. De cela, dit Kadaré, Eschyle a été ‘le plus grand perdant’. Il redoutait sans doute lui-même un tel oubli. Peut-être le considérait-il comme inévitable : ses pièces, écrites sur des peaux distribuées aux acteurs, étaient, à l’évidence, menacées de destruction naturelle. Et il devinait qu’après sa mort on changerait une scène, un décor, et que ses textes se perdraient au milieu d’oeuvres nouvelles sans importance. Pourtant, le pouvoir athénien a senti où était l’essentiel et, au quatrième siècle, a voulu préserver les textes des grands tragédiens. Lycurgue, intendant du Trésor d’Athènes, ordonna que soit établie une version officielle des oeuvres d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide. Etrange dualité : un ministre des finances protecteur des lettres ! Quatre siècles plus tard, à Rome, au temps d’Hadrien, on publia un recueil de sept de ses tragédies (Prométhée enchainé, les Perses, les Sept contre Thèbes, la trilogie de l’Orestie et les Suppliantes). Recueil approximatif et maladroit, où les indications de scène et de rôles sont parsemées d’erreurs.
Et pourtant, seules ces sept pièces nous sont parvenues. Pourquoi quatre-vingts pièces _ dont sans doute de très nombreux chefs-d’oeuvre _ ont-elles disparu ? Parce que, ose Kadaré, l’Eglise de Rome a voulu éliminer tous les mythes et tous les héros qui pouvaient faire concurrence à la Bible et au personnage de Jésus. Elle a recherché et détruit leurs manuscrits, qui existaient encore ; après le quinzième siècle, la nuit ottomane s’est chargée de faire disparaitre ceux qui pouvaient exister encore.
Alors, tout art a-t-il une fin ? Tout artiste est-il nécessairement perdant ? Non, dit le romancier albanais. Et Eschyle le prouve. Car, malgré l’exil que lui imposent les puissants d’Athènes, malgré sa mort solitaire en Sicile, la Grèce et l’oeuvre d’Eschyle sont restées inséparables aux yeux des hommes. De tous les temps, ‘il sentait bien que c’était là comme un décret du destin, mais, dans cette fatalité, il y avait à la fois les ténèbres et la lumière, la douleur et la joie, la mort et la résurrection’.
Naturellement, comme la Madame Bovary de Flaubert, Eschyle, c’est Kadaré, mais cet essai va au-delà d’une réflexion sur les rapports d’un écrivain et de son peuple. C’est une magnifique méditation sur le destin de tout créateur, dont l’oeuvre est sans cesse menacée par la frénésie d’un monde futile, d’un monde qui avance en effaçant ses propres traces, et qui ne se grandit que lorsqu’il sait décider de laisser des bornes à chaque étape, en faisant d’une parole ou d’un regard un sanctuaire à transmettre, constituant peu à peu le patrimoine de l’humanité, dont chaque génération n’a que l’usufruit.
Telle est sans doute la première victoire d’Eschyle que d’avoir été le premier perdant.
* ESCHYLE OU L’ÉTERNEL PERDANT, d’Ismail Kadaré, traduit de l’albanais par Alexandre Zotos, Fayard, 130 p., 69 F. _ L’ensemble de l’oeuvre de Kadaré est désormais édité chez Fayard.