D’abord, c’est le titre qui m’a attiré: «Noblesse de l’Esprit». Dans la pile des livres reçus ce matin, je choisis les brèves épreuves d’un texte d’un auteur inconnu pour moi, Rob Riemen, un professeur hollandais, avec ce titre intriguant. Je l’ouvre, décidé à ne faire que le feuilleter, puis je lis, l’attention d’abord attirée par la brève préface de George Steiner, qui ne dit presque rien sur le texte qu’il préface (c’est mauvais signe) et beaucoup sur un thème qui l’obsède depuis toujours, comme il obsédait son maitre à penser, Thomas Mann: comment la société allemande, sommet de la culture européenne , a-t-elle pu enfanter le nazisme?
Et puis, j’ai lu. D’une traite. Ce petit livre. Errance dans les savoirs, de Socrate à Goethe. De Spinoza à Mann. De la Shoah au 11 septembre. Une merveille, un objet non identifiable, succession de récits autobiographiques (la rencontre de l’auteur avec Elisabeth, la fille de Thomas Mann et avec un musicien allemand devenu, par les malheurs du temps, pianiste de bateau de croisière sur le Pacifique, Joseph Goodman, qui n’écrivit qu’une œuvre, détruite avant de mourir, une cantate sur un poème de Whitman qu’il nomme «Noblesse de l’Esprit») et de récits plus ou moins imaginaires (la découverte de cette expression, «la Noblesse de l’esprit» par Goethe dans une lettre d’un écrivain allemand du 16ème siècle, Ulrich van Hutten ; le récit de sa mise au point par Spinoza, qui l’assimile à la dignité, quintessence de la liberté ; sa description par Thomas Mann dans un essai paru sous ce titre en 1945, au lendemain de la plus grande barbarie, décrivant les seize auteurs qui l’ont le plus marqué ; les conversations, dans un sanatorium de Davos, des personnages de la Montagne Magique, du même Mann ; les dialogues de Platon et de Socrate, qu’il sait rendre si vivants, comme ceux de Sartre, Malraux et Camus ; le portrait de l’éditeur juif de Thomas Mann à Berlin, Sammi Fisher ; et cette hallucinante homélie d’un prêtre devenu SS face au philosophe italien Leone Ginsburg, torturé à mort en juillet 1944, juste avant que la ville ne soit ouverte aux Américains.
De tout cela, Riemen ne fait pas une théorie, juste une succession de portraits. Où il suggère la noblesse de l’esprit de Socrate, au moment de sa condamnation à mort ; celle de Spinoza, au moment du massacre des frères de Witt ; celle de Thomas Mann, qui n’a pu l’empêcher de confondre, comme le dit si bien son fils ainé Klaus Mann, «la brutale arrogance de l’impérialisme prussien avec les pures manifestations du génie allemand» ; celle de Leone Ginsburg, face à l’immense culture de ce prêtre italien rangé du coté des monstres ; et enfin celle de ce pianiste oublié, qui choisit l’anonymat plutôt que l’imperfection.
D’abord, comment la définir? Elle est évidemment différente de la noblesse de robe, de la noblesse d’armes, ou de la noblesse d’argent. Elle ne se confond pas non plus avec la noblesse du cœur. Parce qu’elle est noblesse, elle renvoie à une certaine élite, qui ne construit que par le temps et dont la mission est de protéger les autres, en échange de certains privilèges. Parce qu’elle est de l’esprit, elle renvoie à l’intelligence, au savoir, ni à la politesse, à la culture. Elle est ce qui distingue ; elle est le distingué. Comme elle doit se mériter sans cesse et servir aux autres , elle ne se résume pas à l’épicurisme culturel : elle est désir de mettre l’esprit au service du bien et du beau, le savoir au service de l’autre. L’autre, c’est l’autre humain, ici et maintenant, mais c’est aussi tous les autres vivants, passés et à venir.
C’est la terre, dans son histoire et dans son destin. Elle est tolérance, curiosité, indulgence, désir de vérité, consubstantielle à la culture ; elle est altruisme consolateur, partage des savoirs, des doutes et des chagrins devant la finitude ; elle est respect de l’esprit de l’autre, qui conduit à ne pas lui imposer un savoir. A ne pas nier son savoir. A admettre ce qu’il est.
Rien alors ne peut exister sans cette morale. Comme le dit Balthazar Gracian : «c’est son poids matériel qui donne à l’or son prix. C’est son poids moral qui donne le sien à l’homme».
Si on réfléchit bien à l’importance de ce concept, les catégories utopiques si chères à l’occident (liberté, égalité, solidarité, fraternité) apparaissent alors comme vides de sens, dangereuses mêmes, porteuses de mort et de dictatures, car purement fonctionnelles. Parce que c’est toujours en réponse à la mort, que surgit une utopie, pour faire espérer l’éternité: c’est par le détour de la peur de la mort que surgit l’éternité religieuse. C’est par le détour de la raison que l’éternité totalitaire remplace celle du religieux. C’est par le détour de la liberté, (qui refuse la mort par la recherche sans cesse renouvelée du neuf, de l’éphémère, «le transitoire, le fugitif, le contingent» prédit Baudelaire), que revient le désir de sacrifice, de soumission, la jouissance de la servitude, le renoncement à soi , la demande de dictature.
A moins de les inscrire dans une utopie du savoir, et de sa transmission indulgente, pour les orienter dans la direction du respect, du progrès, du savoir, de l’art, de la création, du don de soi à l’autre, sans cesse contrôlée, équilibrée, surveillée, par la noblesse de l’esprit, par le souci du respect de l’autre.
Si une civilisation est , comme le dit Condorcet, une société qui n’a pas besoin de violence pour évoluer, alors il n’y a pas de civilisation sans noblesse de l’esprit. Elle est, au-delà des institutions, la condition même, mystérieuse et insaisissable, d’un ordre social réussi, qu’il soit local, national ou mondial. Qu’il soit fondé sur la liberté, l’égalité ou la fraternité. Comme le dit Goethe: «la civilisation est un exercice permanent de respect; du divin, de la terre, de la nature et de notre propre prochain et de notre dignité».
Comment y parvenir ? Par l’exemple, sans doute, comme pour toute noblesse… Par la maitrise et l’humilité.
Au détour d’une phrase, presque sans raison, l’auteur de ce bref essai énigmatique cite une des dernières lettres de Vincent Van Gogh, à son frère, dans laquelle il parle de certaines de ses toiles «qui, même dans la débâcle, gardent leur calme »…
Au fond, c’est, très exactement à cela que nous invite aujourd’hui la noblesse de l’esprit: dans la débâcle du monde, garder son calme.
Noblesse de l’esprit, Rob Riemen, Nil Editeur, à paraitre le 27 avril.