Dans la crise économique et financière mondiale, tout se passe comme si les principaux responsables avaient réussi à échapper à toute sanction en s’instituant en juges de leurs juges: imagine-t-on un criminel qui s’instituerait en tribunal pour juger, avec leur accord, les législateurs, les policiers et les juges? C’est bien ce qui est en train de se passer avec les agences de notation.
Depuis les débuts de cette crise, il a été dit et répété que ces agences portaient une très lourde responsabilité dans l’enchainement des événements, en ayant laissé les banques et autres institutions financières prendre des risques immenses, sans les mettre en garde; jusqu’à ce que tout le monde perde confiance dans l’ensemble du système financier. Aussi, quand la crise atteignit son paroxysme, les dirigeants politiques unanimes se prononcèrent en faveur d’une meilleure réglementation des agences de notation, pour s’assurer qu’elles fassent correctement leur travail. Tel fut d’ailleurs une des principales conclusions du G20 de Londres (dont on n’a pas fini de faire la liste des échecs) que d’affirmer que les agences de notation allaient être contrôlées.
Très habilement, les responsables de ces agences n’ont pas réagi; ils se sont fait discrets, promettant de faire mieux encore leur travail de surveillance, observant avec jubilation la facon dont les Etats préféraient s’attaquer aux seules conséquences de la crise en noyant le marché de liquidités, au lieu de s’attaquer à ses causes profondes en interdisant aux banques de spéculer sur compte propre et de fournir aux hedge funds les moyens de le faire. Pour les agences de notations, c’était tout bénéfice: leurs clients habituels, banques et hedge funds, retrouvaient leur superbe et les moyens de leur passer des commandes; et les Etats, en s’endettant, se mettaient en situation d’être critiqués par les agences. L’accusé redevenait juge.
Les agences, sans rien dire, ont donc laissé le temps travailler pour elles. Aujourd’hui, elles peuvent ramasser les bénéfices, en critiquant sévèrement les Etats, comme on l’a vu avec la crise grecque. En agissant ainsi, elles font leur métier et nul ne peut le leur reprocher. Mais elles atteignent en même temps deux objectifs secondaires, dont on peut douter qu’ils n’aient pas été soigneusement élaborés à l’avance: d’une part, cela donne à leurs clients les moyens de faire un maximum de profit sur la spéculation sur la dette publique, et de les rémunérer en conséquence ; d’autre part, cela leur permet de museler ceux des pays qui pourraient avoir la velléité de se souvenir de leurs promesses de réforme.
Quel ministre des finances osera aujourd’hui répéter publiquement qu’il faut contrôler ces notateurs, alors qu’il s’expose à ce que ces agences déclarent le lendemain que la note de ce pays doit être abaissée, ce qui alourdirait immédiatement le cout de ses emprunts? Par exemple, qui peut penser que le ministre grec des Finances est aujourd’hui libre d’exprimer son point de vue sur la gouvernance financière mondiale. Bien plus encore, qu’en sera-t-il demain de celui de l’Espagne, prochaine cible des marchés et, comme par hasard, président de l’Union européenne pour les six prochains mois?
Ainsi, en s’endettant de façon illimitée, sans mettre en œuvre aucune action structurelle, les Etats, préférant la gloire à la puissance, se sont mis, une fois de plus, entre les mains de ceux dont ils devaient réguler le comportement. On ne peut pas espérer d’un accusé, passé à deux doigts d’une lourde condamnation, qu’il montre la moindre mansuétude à l’égard de ses juges, s’ils se trouvent entre ses mains.