Mon cher Vaclav, lorsque nous nous sommes rencontrés, il y dix neuf ans, à Paris, vous veniez pour la première fois en Europe de l’Ouest, pour diriger la délégation de la Tchécoslovaquie à la conférence de négociation du traité fondant la Banque Européenne de Reconstruction et de développement. Dès les premiers jours, vous vous êtes fait remarquer par votre humour, votre liberté de ton, et votre proposition d’installer la nouvelle institution au siège praguois de l’institut Karl Marx… Très vite, malgré tout ce qui nous séparait, nous sommes devenus des amis. Vous m’avez fait quelques confidences, sur votre histoire, sur votre désir de devenir économiste, votre exil à l’intérieur du pays, dans une filiale de la Banque centrale, en charge de taches ancillaires, avec comme seule lecture occidentale disponible la célébrissime revue d’économie mathématique «Econometrica».
Et puis, j’ai appris à mieux vous connaitre; vous m’avez même fait l’amicale surprise, malgré tout ce qui nous sépare, et nous en avons beaucoup ri, de porter sur votre photo officielle une cravate que je vous avais offerte. J’ai appris à comprendre votre obsession antibureaucratique, que vous avez reportée du pacte de Varsovie et du Comecon sur la Commission et l’Union Européenne. Votre conception du monde est devenue ultralibérale; caricaturalement ultralibérale. Vous l’avez mis en œuvre, d’une façon pas toujours convaincante comme ministre des finances, puis comme premier ministre. Votre intelligence exceptionnelle fut parfois brouillée par une vanité qui ne l’était pas moins.
Votre compétition avec l’autre Vaclav tchèque est devenue obsessionnelle. D’où votre désir de devenir à votre tour «président». Et vous y etes parvenu. Vous incarnez votre pays. Un petit pays. Trop petit pour votre égo. Une fonction plus petite encore: qu’est ce qu’un président sans pouvoir constitutionnel d’un pays sans pouvoir économique? Rien.
Ou plutôt presque rien, car voici venue pour vous une occasion de remplir un rôle historique. Vraiment historique: le traité de Lisbonne, que vous haïssez, ne dépend plus que de vous. Une fois acquis le vote irlandais, et certaine la ratification de votre collègue polonais, ne reste que la votre. Votre peuple a voté en faveur de ce texte, comme tous les autres européens. Mais vous ne désarmez pas. Vous soumettez le texte à votre Cour constitutionnelle, non parce que vous espérez vraiment qu’elle vous aide à ne pas signer, mais parce que vous espérer faire durer les choses jusqu’au printemps, pour que les élections britanniques, en mai au plus tard, amènent au pouvoir des conservateurs, qui ont déjà dit qu’ils accepteront le texte s’il est ratifié avant leur venue au pouvoir, mais qu’ils le soumettraient à un referendum s’il est encore en suspends en Tchéquie.
Telle est votre responsabilité: tout l’avenir de l’Union Européenne est entre vos mains. Enfin, le grand rôle planétaire, à votre mesure, que vous attendiez! A priori, rien ne vous force à signer. Et vous n’avez aucune raison de ne pas faire durer le suspens le plus longtemps possible. Vous pouvez seul, contre tous, empêcher l’Europe de fonctionner. Pour le plus grand bonheur des peuples, et de la liberté, pensez-vous.
En réalité, et vous le savez, il n’en est rien: la bureaucratie communautaire, votre cauchemar, sera bien mieux maitrisée par la mise en œuvre du traité de Lisbonne, qui permettra de décider plus vite, et réduira les lenteurs de toutes natures dans lesquelles se glissent les bureaucraties. Un président de l’Union, des décisions à la majorité, des pouvoirs beaucoup plus simples, un parlement plus puissant, qu’organise le Traité de Lisbonne, conduit à une réduction majeure des pouvoirs du président de la commission, dont vous critiquez depuis longtemps la médiocrité. Par ailleurs, le traité de Lisbonne ne centralise aucun des instruments de souveraineté auquel vous tenez tant: ni la politique fiscale, ni la défense ne sont concernées (à mon grand regret, mais ce n’est pas le sujet).
De plus, la liberté, à laquelle vous avez voué votre vie, c’est d’abord le respect des décisions des peuples. Et tous les peuples d’Europe, dont le votre, le veulent ainsi.
Cher Vaclav, vous qui cherchez à tout prix à rester dans l’histoire de votre pays et du monde, vous en avez maintenant l’occasion. Saisissez là.