Crise. Dans « Tous ruinés dans dix ans? », Jacques Attali explore le passé pour évaluer les risques encourus par l’Europe. Décapant.
Le Point: Une alerte sur la dette souveraine d’un pays, voire un défaut, on a déjà connu ça. Mais quand il s’agit d’une grappe de pays, c’est peu banal.
Jacques Attall: Avant la crise de l’euro, il y avait eu un phénomène de groupe en Amérique latine après la crise mexicaine de 1982 suivie par celle du Brésil. L’ensemble du continent latino-américain avait été touché. C’était terrible, des gens mouraient de faim.
Sans doute, mais cette fois la crise touche des pays du Nord.
La situation aujourd’hui est facile à comprendre. Depuis 1980 à peu près, l’Occident – car il ne faut pas oublier les Etats-Unis – ne travaille plus assez et préfère vivre à crédit pour maintenir son niveau de vie et repousser d’indispensables réformes. Durant toutes ces années, on a fait comme si l’on ne voyait rien, même si ça crevait les yeux. Voilà longtemps que je dis que ça se terminera mal.
Dans votre livre, vous n’écartez pas un scénario du pire. Une dislocation de l’euro est-elle envisageable?
Je pense qu’on a de fortes chances de l’éviter. Chaque fois que l’Europe est en proie à des crises profondes, elle trouve des issues. Souvenez-vous, en 1983-1984, elle était dans une situation épouvantable, le som¬met d’Athènes avait été un désastre. La crise avait été surmontée en réalisant le marché unique. Après, il y eut la crise de 1992-1993 avec la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Espagne, qui se lançaient dans des dévaluations compétitives. C’est là qu’on a mis en chantier la monnaie unique. Chaque fois, l’Europe s’en sort par le haut. Là, c’est pareil, la grande crise de la dette publique doit être l’occasion de faire un nouveau bond en avant dans l’intégration.
C’est un peu incantatoire ce que vous racontez là.
On savait très bien que le marché unique ne pouvait se faire sans monnaie unique. Aujourd’hui, pour dépasser la crise de l’euro, on sait qu’il faut un mi¬nistère des Finances européen face à une Banque centrale un peu infantile qui ne voulait pas de rivaux pour gérer la monnaie européenne. A la différence des Etats-Unis, l’Europe n’est pas un Etat fédéral, ce qui maintenant devient intenable. L’Europe – je ne parle pas de ses Etats – a zéro dette, zéro emprunt. Il faut changer de logique et aller dans la direction d’un vrai gouvernement européen.
Mais l’Allemagne détient toutes les manettes. Qui vous dit qu’elle ne sera pas tentée de faire cavalier seul?
Ce n’est pas son intérêt. L’Allemagne a besoin de l’euro. Et elle n’a pas vraiment toutes les cartes en main. Elle est dirigée par quelqu’un d’extraordinairement pusillanime qui change d’avis trop souvent.
Que savez-vous des rapports entre le président français et la chancelière allemande?
Il faut passer outre les problèmes personnels. François Mitterrand ne parlait pas l’allemand. Helmut Kohl ne parlait pas le français, et pourtant ils s’entendaient très bien. La nécessité fait avancer les choses.
Mais que peut offrir la France aux Allemands?
Le maintien et le développement d’une grande zone commerciale et d’une grande puissance face au monde. L’Allemagne seule est condamnée à un déclin accéléré. Il y a un problème que les Allemands voient bien, c’est que, dans trente ans, il y aura plus de Français que d’Allemands. L’Allemagne est en déclin.
Là, vous y allez un peu fort… Et si l’Allemagne avait retrouvé son lit et reprenait intérêt pour ses voisins de l’Est?
Les Allemands se méfient de la frontière de l’Est. Une alliance avec la Russie ne peut pas remplacer l’alliance avec la France. Je ne le pense pas.
Pour vous, donc, l’Allemagne ne jouera pas l’euro en solo?
Au bout du compte, non, l’Allemagne ne fera pas cavalier seul. Le codirectoire franco-allemand de l’Europe restera en place Si l’entente franco-alle¬mande ne survivait pas, ce serait un désastre. Il est évident que, pour savoir comment va évoluer la crise, il faut savoir ce qui va se passer dans le couple franco-¬allemand C’est la grille de lecture fondamentale. Si j’osais, je dirais que Français et Allemands devraient se mettre au vert et travailler en secret à un plan de relance de la construction européenne.
En attendant, France et Allemagne ont appelé le FMI à la rescousse…
C’est vrai, et laisser entrer le FMI, c’est donner le pouvoir aux Etats-Unis.
A ce propos, quand on voit le remède de cheval réservé à la Grèce, on se demande quelle différence il y a entre le FMI de Dominique Strauss-Kahn et celui de Michel Camdessus.
Pour l’instant, la différence est ténue. Dominique fait ce qu’il peut. Mais, que voulez-vous, le FMI, cela reste une équipe de fonctionnaires internationaux touchant des salaires énormes, qui arrivent en pre¬mière classe et expliquent à tout un pays qu’il doit voyager en classe éco. Hier comme aujourd’hui, ça passe mal. Surtout que la spécialité des experts du FMI, ce sont les crises de change et la dette extérieure, et non la gestion des dettes internes.
L’Europe est aujourd’hui au cœur de la crise. Mais on ne parle pas des difficultés américaines.
Il ne faut jamais oublier que le cœur de la crise est aux Etats-Unis. N’ayez pas de doute là-dessus. D’ici à ce que cette interview paraisse, il y aura peut-être un krach à Wall Street. L’Europe est sous les feux des projecteurs, mais la situation des Américains est pire encore, même s’ils ont la faculté de s’ajuster plus rapidement. Leur épargne est insuffisante et le pays connaît un déficit extérieur important. Et puis l’on ne parle jamais de la dette des Etats fédérés comme la Californie ou des municipalités comme Detroit, qui sont au bord de la faillite. Savez-vous comment on appelle les cinquante Etats fédérés? Les PIGS, allusion aux pays européens à problèmes (Portugal, Irlande, Grèce, Espagne).
Quelle sera la prochaine séquence de la crise?
On a connu la crise de la dette privée, puis celle de la dette publique, le prochain acte sera celui des dévaluations compétitives. Si l’euro baissait – et l’euro peut aller jusqu’à 1 dollar -, ce serait très bien. Mais les Etats-Unis ne laisseront pas faire. Ils n’accepteront pas que l’euro baisse trop et laisseront eux aussi filer leur monnaie. Il y aura une course à la dévaluation, c’est-à-dire une course à l’inflation, et ça, ce peut être extrêmement dangereux. D’où l’importance aussi d’avoir un accord global.
L’inflation, justement, ne serait-ce pas le moyen le plus commode de sortir de la crise?
Pour l’instant, le risque n’est pas énorme, mais demain … Au passage, cela m’amène à dire qu’aujourd’hui il existe en France une solution très simple à la dette.
Ah bon, et c’est quoi?
Il faut augmenter massivement la TVA. Pareille hausse peut être catastrophique quand il y a des risques d’inflation. Comme aujourd’hui ils sont encore minimes, on peut donc y aller.
Mais ce serait mal perçu par l’opinion …
Détrompez-vous, les taux de TVA français ne sont relativement pas très élevés par rapport aux autres, on peut les augmenter. Même si, pour faire passer la pilule, cela suppose une refonte fiscale plus ambitieuse, tenant compte des impératifs écologiques.
En France, au moins, les temps ne semblent pas très mûrs pour les grands soirs…
Si l’on ne profite pas de la période actuelle pour réduire la dette en augmentant la TVA, l’inflation nous rattrapera d’autant plus vite. La planche à billets fonctionne déjà aux Etats-Unis, au Japon et au Royaume-Uni. Si la France et l’Europe ne font rien contre la dette, elles devront s’y mettre aussi. Il faut profiter du court instant qui nous reste pour remet¬tre les choses en ordre.
Pour une fois, vous ne jouez pas les oiseaux de mauvais augure.
Il ne s’agit pas de ça. Je me contente de dire: levez les yeux, il y a un piano qui va vous tomber sur la tête. Je préviens simplement pour que l’on ait le temps de s’écarter.
PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICK BONAZZA