La crise actuelle va peut-être conduire à penser enfin le monde comme il est, et non comme on rêve qu’il soit encore: il n’est plus un ensemble de nations échangeant les unes avec les autres: il forme une économie globale de marché, sans Etat régulateur. Car le marché est mondial, alors que la démocratie, quand elle existe, est locale. Et l’économie prend ainsi le pas, pour l’instant, sur la géopolitique.
Toutes les théories économiques classiques, qui, de Walras à Friedman, en passant par Pareto, Debreu, et bien d’autres, modélisent une économie de marché plus ou moins parfaite, sans Etat, trouvent enfin une raison d’être. Elles n’ont, et ne pouvaient avoir, aucune application pratique pour décrire les économies nationales puisque elles ne correspondent à aucune réalité là où existe un Etat. Mais elles trouvent par contre leur raison d’être à l’échelle mondiale: le monde est en effet un marché sans Etat. C’est même, avec la Somalie, le seul marché sans Etat.
Et les conclusions de ces théories sont très claires: une économie de marché sans Etat, surtout si l’information y est imparfaite, ne trouve son équilibre qu’à un niveau de sous-emploi des facteurs. Autrement dit, une économie de marché sans Etat, pleine de rentes et de pouvoirs locaux, ne peut que conduire à une insuffisance de la demande et s’installer dans un chômage de masse. Pour tenter de le compenser, les marchés suscitent une demande artificielle, non par de grands travaux planétaires, ou par l’endettement d’un Etat central, qui n’existe pas, mais par une juxtaposition de dettes, privées et publiques, au niveau de chaque quartier de ce monde sans règle.
Il est alors facile de lire la crise actuelle. La prolifération de l’économie financière n’est que le substitut d’un appareil d’Etat planétaire qui serait capable de créer une demande publique. Et l’absence d’Etat de droit mondial ne peut conduire qu’à des dérèglements, prévus depuis longtemps, par les théoriciens néo-classiques (à tort parce que sur des espaces trop restreints).
Ainsi, par une étrange ironie, nous disposons depuis longtemps des outils théoriques aujourd’hui nécessaires, qu’on refuse de mettre en œuvre parce qu’ils ont été développés dans un tout autre contexte.
Oui, le marché existe. Oui, il est un bon cadre pour penser l’économie. Mais seulement à l’échelle de la planète. Et seulement maintenant, parce qu’il a fait exploser les cadres nationaux. Parce qu’il a détruit l’essentiel de la démocratie. C’est un phénomène courant, en science, que de voir une théorie développée pour expliquer un phénomène se révéler utile pour en expliquer un autre.
Un tel déplacement du regard sur le monde ouvre d’infinies perspectives à la théorie économique. Ou plutôt aux théories économiques. A celles qui se fondent sur les mathématiques, il permet de penser aux causes profondes des déséquilibres et des inégalités et d’étudier comment les réduire. A celles qui se fondent sur l’Histoire, il conduit à réfléchir aux mécanismes de naissance de l’Etat-nation, et d’étudier si, et comment, ils seraient transposables à l’échelle du globe.
Plus important encore, il ouvre des perspectives considérables à ceux qui voudront bien oser penser le monde comme une totalité, et parler non plus se contenter de parler timidement, pour les plus audacieux, d’une éventuelle «gouvernance» mondiale. Ce dont on a besoin en fait le marché mondial, c’est ce dont on a, depuis longtemps, reconnu la nécessité, pour la régulation des marchés, dans la moindre de nos provinces: un «gouvernement» mondial.
Il faudra, au moins, pour le voir surgir, comme l’Histoire nous l’apprend, des Etats-Généraux. Avec la suite que l’on connait.