QUAND l’Europe se réveillera-t-elle ? Quand comprendra-t-elle qu’Internet est un nouveau continent, où il est urgent de débarquer sous peine de laisser ses immenses trésors à d’autres ? Combien faudra-t-il de bulletins de victoire américains pour que l’Europe s’intéresse enfin à cet enjeu ?
Dans son discours du 1e juillet, le président Clinton demandait qu’Internet soit reconnu comme un lieu de commerce libre. Au même moment, la Cour suprême américaine interdisait toute censure étatique sur le Net. Ces décisions annonçaient, chacune, la victoire du bon vouloir américain dans un domaine nouveau des relations internationales, marquant ainsi la conquête des marchés du futur par les technologies américaines.
On a utilisé beaucoup de métaphores pour faire comprendre ce qu’est Internet : réseau, autoroute, banques de données, bibliothèque. En réalité, c’est beaucoup plus que cela : un continent virtuel, le septième continent, où on pourra bientôt installer tout ce qui existe dans les continents réels, mais sans les contraintes de la matérialité : des bibliothèques d’abord, puis des magasins, bientôt des usines de production, des journaux, des studios de cinéma, des hôpitaux, des juges, des policiers, des hôtels, des astrologues, des lieux de plaisir. A l’intérieur de ce continent, vide d’habitants réels, se développera un gigantesque commerce entre les agents virtuels d’une économie de marché pure et parfaite, sans intermédiaire, sans impôt, sans Etat, sans charges sociales, sans syndicats, sans partis politiques, sans grèves, sans minimums sociaux. Internet devient donc aujourd’hui, dans l’imaginaire du monde, ce qu’était l’Amérique en 1492 pour les Européens : un lieu indemne de nos carences, un espace libre de nos héritages, un paradis du libre-échange, où on pourra enfin construire un homme neuf, propre, débarrassé de ce qui le salit et le limite, un consommateur insomniaque et un travailleur infatigable.
L’attirance pour ce nouvel Eldorado des investisseurs venus du monde concret sera immense. Il recevra bientôt les commandes de consommateurs réels et la visite de touristes réels venus y chasser, explorer, skier et consommer, qui passeront, pour l’atteindre, par des parcs ou des machines individuelles, autant de portes d’entrée vers les terres nouvelles. Tout cela suppose une immense économie virtuelle qui créera, pour fonctionner, d’innombrables emplois réels. Le septième continent sera donc la locomotive de l’économie du XXIe siècle. Et l’emploi réel sera créé en priorité par les demandes de l’économie virtuelle.
Déjà, on peut estimer que le commerce intérieur du septième continent atteindra au moins 100 milliards de dollars au début du siècle prochain, montant supérieur au PNB de plus de cinquante pays réels. Le rythme de la croissance y a déjà débarqué en masse : 70 % des échanges y sont aujourd’hui américains ; les entreprises américaines y ont apporté leurs technologies, leur savoir-faire, leur système juridique, barrant la route à leurs concurrents. Ils s’y réservent les meilleures places, et inventeront mille astuces pour se protéger. En 1998, le réseau américain Iridium de téléphone mondial sera en place. En 2002, le réseau américain Teledisc d’Internet le complétera. En 2005, on pourra y véhiculer dans le monde entier des images américaines sur la large bande. Si tout continue ainsi, ce continent sera à jamais une colonie américaine. On y parlera anglais et il sera le lieu d’expansion quasi illimité des entreprises et de la culture américaines.
On ne peut reprocher à l’Amérique d’avoir, une nouvelle fois, su préparer un débarquement. On peut le regretter. On ne peut faire que cela n’existe pas. Que fait l’Europe ? Rien. Certes, on s’y occupe de sujets essentiels pour aujourd’hui, tel l’euro, mais on ne débat en rien de ce qui fabrique notre après-demain : et à quoi, d’ailleurs, servira l’euro si le dollar devient l’unique devise d’un septième continent à l’économie plus vaste que celle de la planète ? Il est urgent, vital, de traiter ce problème comme on affronterait la découverte d’un nouveau continent. En lançant un grand programme de conquête. Cinq siècles après la découverte de l’Amérique, l’Europe en aura-t-elle la force ? Pour cela, il lui faudra unir les capacités de ses chercheurs, de ses entreprises, de ses Etats, de ses commerçants, de ses créateurs. Il faut d’abord préparer des engins de débarquement, c’est-à-dire installer des réseaux mondiaux de télécommunication à large bande, mettre en place des réseaux de satellites, des réseaux d’Intranet et d’Extranet dans les entreprises. Et, en particulier en France, en finir avec le Minitel, voie sans issue, qui doit basculer d’urgence sur les terres nouvelles.
Il faut ensuite préparer des produits pour les continents nouveaux. Et, pour cela, inciter, par tous les moyens (et d’abord fiscaux), à la création de services européens pour Internet. En priorité, encourager le commerce par correspondance et encourager la presse, la publicité, la finance à offrir leurs services sur le septième continent. Car il ne doit pas être seulement le lieu où des entreprises à la mode viennent poser leur drapeau en se contentant de home pages descriptives. Il faut d’urgence y ouvrir boutique, attirer le client, inventer des méthodes de publicité spécifiques, des produits adaptés, des réseaux de distribution spécifiques et faire que l’on y parle toutes les langues, grâce en particulier à la traduction automatique.
Par ailleurs, il ne faut pas laisser le droit américain s’y installer comme une évidence, mais soulever le sujet dans tous les forums ad hoc, et d’abord à l’OMC et à l’Unesco. Enfin, il faut commencer par l’école, en envoyant tous nos enfants, au moins une heure par jour, sur le septième continent. Pour réussir tout cela, il faudrait créer en Europe une grande compagnie en charge des relations avec Internet, mêlant intérêt privé et public, comme l’a fait en son temps la Compagnie des Indes occidentales. Cela devrait être le rôle d’un programme européen majeur de type Eureka, mêlant souplement fonds publics et privés, un Euronet.
La croissance du septième continent sera le principal moteur de la croissance du XXI siècle. A nous de saisir cette chance, et de transformer une utopie virtuelle en une réalité conquérante. L’Europe y joue sa survie.