AU premier tour, les Français ont très clairement exprimé leur désir de neuf. Et en même temps, en répartissant leurs voix en cinq parts quasi égales, ils ont signifié leur refus de confier à un seul groupe, à un seul clan, la totalité du pouvoir. Celui des deux candidats qui saura le mieux concilier ces deux exigences, en partie contradictoires, sera élu dimanche prochain.
Le message envoyé par les Français est très subtil : s’ils veulent du neuf, ce n’est pas par désir de voir de nouvelles têtes ils savent très bien que, dans les deux hypothèses, les hommes et les femmes de pouvoir ne seront pas des inconnus , mais par exigence d’une nouvelle façon de remplir la fonction présidentielle. Ils veulent aujourd’hui un président « modeste » dans l’exercice du pouvoir, « pur » de tout esprit de clan et « attentif » à la cohésion nationale.
Ils font ainsi preuve d’une grande connaissance des enjeux à venir. Car le mandat du prochain président se déroulera dans un contexte sociologique et géopolitique très différent de celui des deux septennats de François Mitterrand. En politique étrangère, une part importante des compétences présidentielles ont basculé, par le traité de Maastricht, dans le cadre collégial de la mécanique communautaire ; la chute du mur de Berlin a rendu moins obsédante le contrôle thaumaturgique de l’arme nucléaire ; et de nouvelles menaces, terroristes ou subétatiques, surgissent à nos portes. En politique intérieure, la décentralisation et les privatisations ont réduit l’influence présidentielle sur l’économie et la vie sociale ; le chômage et l’exclusion, en menaçant le processus d’intégration qui fonde depuis six siècles l’identité nationale, lui enjoignent de faire de la cohésion sociale sa première priorité. Enfin la cohabitation régime dans lequel nous vivons, presque sans interruption, depuis 1986 , entre un président et un premier ministre qui n’a pas toute sa confiance, a installé une nouvelle répartition des rôles. Une répartition qui plaît aux Français.
Les Français veulent aujourd’hui un chef de l’Etat modeste dans l’exercice du pouvoir, pur de tout esprit de clan et attentif à la cohésion nationale
Dans ce nouveau contexte, le prochain président ne sera pas pour autant un roi fainéant. Il aura tout au contraire la responsabilité écrasante de produire une cohérence d’ensemble des efforts des Français. Il devra pour cela remettre en cause les dogmes fondamentaux structurant depuis plus de trente ans la pensée politique de la France, tous partis, toutes élites confondus :
Les institutions ne devront plus être unitaires et centralisées. Il faudra de plus en plus laisser la place à l’expérimentation administrative, et ne plus compter sur une élite politique et sociale, déclinant des mots d’ordre parisiens, pour dire le vrai. Devront s’inventer localement des activités « productrices de bonheur » et des normes adaptées à des besoins diversifiés et inattendus.
L’emploi ne sera plus une conséquence seconde de la croissance, elle-même fondée exclusivement sur une monnaie stable à l’égard du mark. Le travail ne sera plus la seule activité socialement utile à rémunérer. Se former, distraire, animer, consoler deviendront de vrais métiers essentiels et valorisés.
L’Europe ne se construira plus sur le seul couple franco-allemand. D’abord parce que l’Allemagne s’éloignera vers l’Est. Ensuite parce que la Communauté devra arrimer la Russie et la Turquie, sous peine de laisser ressurgir les conditions de la guerre au siècle prochain.
Le pouvoir nucléaire, civil et militaire, ultime avatar de la centralisation qui légitime tout pouvoir dans ce pays depuis des siècles, devra être radicalement remis en cause, avec des conséquences économiques et militaires considérables.
Pour que le président puisse disposer des moyens d’animer ces mutations, pour qu’il puisse assurer la cohésion sociale du pays tout en laissant la gestion des affaires publiques au gouvernement et au Parlement, il faudra que les institutions soient réformées. Quatre modifications au moins me paraissent indispensables :
– attribuer à la présidence de la République un vrai budget, clair et transparent, comme c’est le cas dans toutes les grandes démocraties, sans que le président ait à mendier, comme il le fait aujourd’hui, ses ressources au gouvernement ;
– créer auprès du président un véritable conseil de sécurité lui permettant de suivre les évolutions géopolitiques et stratégiques sans dépendre exclusivement pour son information du gouvernement ;
– réduire massivement le nombre de nominations qui se décident en conseil des ministres et par décret du président de la République ;
– donner au président les moyens de protéger la cohésion nationale. Il n’a aujourd’hui aucun moyen d’empêcher le gouvernement et le Parlement de prendre des mesures qui, selon lui, seraient attentatoires à cette cohésion. Certes, il peut demander une nouvelle lecture d’un texte législatif au Parlement ; mais il ne peut, si le Parlement persiste, refuser de promulguer la loi, sauf à remettre en cause sa constitutionnalité. Le président devrait pouvoir faire plus et renvoyer au jugement du peuple, par référendum, après avis du Conseil constitutionnel, une loi qui lui paraîtrait nuire à la cohésion nationale.
De telles réformes, associées au renforcement du contrôle du Parlement sur le gouvernement, permettront de clarifier ce qu’on peut attendre des uns et des autres. Et de faire du prochain président l’accoucheur discret d’une difficile modernité.
Qui pourrait revêtir au mieux ces habits neufs ? Je sais, pour avoir travaillé avec Lionel Jospin pendant vingt ans, qu’il possède l’expérience, le sang-froid, la ténacité, la capacité à dire non même à ses plus proches amis qui forment l’essentiel des qualités dont aura besoin le futur président. Il appartient aux Français, en battant une seconde fois les sondages, de le confirmer.