Après un mois de délire footballistique, de chauvinisme sympathique et d’émotions simples, il nous faut revenir au réel. Un réel qui a continué d’avancer à son rythme, sans se préoccuper de ce qui se jouait sur les stades de France: des centaines de migrants sont morts noyés en Méditerranée, de très nombreux Américains sont morts sous les balles de leurs compatriotes, encore plus d’Irakiens et de Syriens ont été victimes du terrorisme.
Et l’Europe continue de se défaire. D’abord, le Royaume-Uni a décidé de quitter l’Union européenne; plus grave encore, et bien moins médiatisé, une crise profonde de la zone euro a commencé. Là où il était évident depuis longtemps qu’elle aurait lieu: en Italie. Pour une raison tout aussi identifiée depuis des lustres: en Europe comme ailleurs, on attend en général qu’il soit trop tard pour s’intéresser aux problèmes.
Car les problèmes italiens sont connus depuis longtemps: une dette publique abyssale, un gouvernement menacé par un peuple en colère et des banques en quasi faillite, parce que depuis longtemps, les emprunteurs ne remboursent jamais leurs crédits. Tout cela aurait mérité qu’on s’en occupe depuis longtemps, que l’État réduise ses dépenses, que les banques n’accordent plus de crédits à la légère et que la classe politique tienne un langage de vérité. Naturellement, tout cela n’a pas eu lieu. Et aujourd’hui, alors que l’accord sur l’Union Bancaire interdit en principe aux États de financer leurs banques, il faudrait ponctionner une bonne part des économies des épargnants populaires italiens, qui ont placé leur argent en obligations de leurs banques. On voit très bien alors le scénario du pire devant nous: pour éviter que les Italiens ne retirent en masse leur argent des banques, le gouvernement, en violation des règles européennes, empruntera 40 milliards d’euros à la Banque Centrale européenne pour financer ses propres banques. L’Allemagne n’acceptera pas cette folie financière, l’Union bancaire explosera à peine créée et l’euro n’y résistera pas.
La France ne sortirait pas indemne d’un tel désastre. Les partisans de sa sortie de l’euro verront leur rêve se réaliser, pour le malheur du pays. De fait, bien avant que l’euro ne disparaisse, dès qu’il sera clair que l’Italie n’aura pas les moyens de résister à cette crise, les taux d’intérêt de la dette française monteront, aggravant le coût de son service, creusant le déficit, plaçant la France en première ligne des attaques des marchés, et rendant impossible le financement des innombrables promesses, fixant un cadre sombre pour la prochaine élection présidentielle.
Ceci n’est pas un scénario invraisemblable. Il pourrait se déclencher au mois d’août, quand on connaîtra les résultats des tests effectués en ce moment même sur les banques italiennes.
C’est une catastrophe en chaîne d’autant plus crédible qu’on peut compter sur la City pour mettre de l’huile sur le feu, afin de montrer que, malgré le Brexit, Londres reste une place financière plus sûre qu’aucune capitale continentale.
Cela révèle une faille profonde de la zone euro: elle ne dispose pas de tous les outils dont elle a besoin pour survivre. L’Union bancaire est inachevée ; le budget européen n’existe pas. Il est possible qu’une fois de plus on n’opère qu’un replâtrage, en permettant aux Italiens de financer leurs banques par leur budget, en violation de toutes les règles. Cela n’arrangera rien et ne fera que retarder la fin de l’euro.
La zone euro est comme une maison en construction. Qui serait assez fou pour prétendre qu’il faut faire une pause sur le chantier pour y vivre un moment avant de savoir s’il faut finir les travaux et mettre le toit? Elle ne peut être sauvée que si on termine l’edifice, en élaborant un budget commun et en achevant l’Union Bancaire.
Imagine-t-on d’avoir organisé l’Euro de football dans des stades en chantier? Non, bien sûr. Pour une fois, l’euro devrait tirer les leçons de l’Euro.