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Parfois, des dangers s’annoncent longtemps à l’avance ; on a le temps de s’y préparer et de les éviter si on est sérieux. Trop souvent pourtant, même si les signes avant-coureurs se font de plus en plus présents, et convaincus que le problème s’arrangera tout seul, on ne fait rien et on ne prend aucune précaution sérieuse pour éviter les catastrophes.
On connait tous cela dans nos vies privées, ou dans celles de l’un ou l’autre de nos proches, quand on refuse de prendre au sérieux des alertes de santé, des petits échecs au travail, des contrariétés sentimentales ; tous signes qu’on veut croire sans importance et qu’on préfère négliger. On connait aussi tous cela dans la vie de nations qui n’ont pas pris au sérieux des menaces évidentes, par exemple quand un voisin belliqueux se réarmait à grande vitesse, ou quand une idéologie mortifère commençait à ruiner le consensus national. On connait cela aussi à l’échelle de l’humanité, quand on ne prend pas aussi au sérieux qu’on le devrait la tragédie climatique qui est devant nous ; ou quand on laisse prospérer la pandémie du Covid dans les pays émergents sans leur fournir les vaccins qui permettraient d’éviter de les transformer en usines à fabrication de variants, de plus en plus dangereux pour le monde tout entier.
Il existe aussi une tout autre source de dangers, qui, à la différence de ceux qui précèdent, s’annoncent beaucoup moins ou même pas du tout, et qui frappent ensuite brutalement, mortellement, sans préavis. C’est le cas de certaines maladies, de ruptures dans un ciel sans nuage, de faillites imprévisibles, de licenciements sans justification.
C’est aussi le cas de dangers brutaux et mortels pour les sociétés. Ainsi, par exemple, d’un danger qui rode, partout, encore invisible : ce que je nommerai «l’inflation discontinue».
Les consommateurs, aujourd’hui, ne le ressentent pas vraiment, car, statistiquement, globalement, les prix, pour eux, restent relativement stables, et les hausses de certains produits, (tels en ce moment les carburants), sont compensées par les baisses d’autres, tels les équipements domestiques, ou les vêtements.
Et pourtant, tout se prépare pour qu’une très forte inflation se déclenche brutalement, ce que je nomme une « inflation discontinue ».
Et c’est là l’essentiel : ce ne sera pas une augmentation progressive de la hausse des prix, qui passerait de 2% à 3%, puis 4 %, et 5% par an, grignotant tout doucement le pouvoir d’achat des salaires et la valeur des épargnes, et qu’on pourrait arrêter en utilisant les armes classiques de la politique monétaire, qui sont les taux d’intérêt et la restriction du crédit. Ce sera une inflexion très brutale de la hausse des prix, qui passerait en un an de 2 à 8 ou 10%. Une inflation discontinue.
Le mécanisme de cette rupture est en place : Si les hausses massives des matières premières et des produits intermédiaires, aggravées par d’innombrables pénuries, n’ont pas encore été répercutées sur les consommateurs, c’est parce que, pour le moment, les producteurs de biens de consommation sont obsédés par les enjeux de la concurrence. Et, pour l’instant, ces firmes en contact avec les consommateurs amortissent assez largement les chocs, pour rester compétitives.
Mais, à un moment encore indécidable, si la hausse des coûts des intrants et les pénuries de toutes natures persistent, l’un ou l’autre des grands producteurs mondiaux de produits alimentaires, de véhicules, ou d’équipement ménagers, cédera et augmentera ses prix massivement. Brutalement. Il sera ensuite très vite suivi par ses concurrents qui n’auront attendu que cela pour améliorer leurs comptes.
Autrement dit, comme dans « Les Dents de la Mer », tout ira bien jusqu’à ce qu’il soit trop tard et que la catastrophe soit inévitable. Car, à ce moment-là, aucune arme disponible ne pourra plus l’empêcher : la hausse des taux ne servira plus à rien ; la restriction du crédit provoquera la récession sans maitriser l’inflation. Et on n’aura plus alors le choix, (comme dans les épisodes passés du même genre) qu’entre l’indexation des salaires pour protéger le pouvoir d’achat des gens, ou une politique d’austérité pour sauver l’Etat. Ce choix est peut-être pour bientôt…
Ce que j’écris ici à propos de l’économie est aussi vrai pour la politique : on n’est plus très loin , en France comme ailleurs, d’un possible changement institutionnel radical, d’une véritable discontinuité démocratique. On ne pourra pas dire qu’on n’aura pas été prévenu.
j@attali.com