Nul ne peut regretter le départ d’un président qui a fait tirer sur son peuple, et celui d’un autre, qui avait remis en vigueur les lois les plus hostiles aux femmes qu’on n’ait jamais connu dans son pays. Il n’empêche : le président de l’Ukraine et celui de l’Égypte avaient, l’un comme l’autre, étaient élus au suffrage universel, dans des conditions chaotiques, mais reconnues comme à peu près honnêtes par la communauté internationale. Certes, l’un et l’autre avaient, une fois arrivés au pouvoir, mis en œuvre des politiques radicalement différentes de celles pour lesquelles ils avaient été élus. En Égypte, la majorité du peuple souhaitait qu’on le débarrassât de la dictature précédente, et le président Morsi, élu pour cela, avait au contraire, soutenant les Frères Musulmans, engagé une action des plus intégriste, hostile à toutes les libertés fondamentales, et dont la majorité du peuple ne voulait en rien. En Ukraine, la majorité du peuple souhaitait qu’on le débarrassât de la corruption et qu’on signât enfin l’accord de coopération négocié avec l’Union Européenne, et le président Ianoukovytch, élu pour cela, avait au contraire laissé fleurir la corruption- à son profit personnel- et, soutenu par la partie russophone du pays, rompu tous les accords préparés avec Bruxelles.
Quand la démocratie est ainsi trahie par ceux qu’elle porte au pouvoir, que doit faire le peuple ?
Attendre les élections suivantes ou, au contraire, agir par la force, avant qu’une évolution irréversible ne remette en question les fondements même de la démocratie ? A priori, la réponse est évidente : le peuple doit agir, manifester, rappeler les dirigeants à leurs promesses. Et, s’il ne parvient pas à les convaincre, les renverser. Les peuples égyptien et ukrainien, comme d’autres avant eux, ont eu raison de le faire. D’autres encore s’engagent, pour de bonnes raisons, dans la même direction, en particulier en Thaïlande et au Venezuela.
Mais le choix n’est pas toujours aussi simple : faut-il accepter qu’une minorité, battue à la régulière aux élections, se lance dans des manifestations très violentes pour empêcher la mise en œuvre des choix de la majorité ? Faut-il que les institutions cèdent à la voix de la rue ? Non, bien sûr. Le Parlement vaut mieux que la Grand-Place. Alors, comment distinguer les révoltes légitimes de celles qui ne le seraient pas ? Dans quels cas une majorité peut-elle se retourner contre le pouvoir qu’une autre majorité a élu ? Dans quels cas une minorité peut-elle refuser la dictature de la majorité ?
Le sujet n’est pas que théorique. Certains, en occident même, pourraient penser que ce qui s’est passé en Ukraine leur donne le droit de continuer à manifester à l’infini contre telle ou telle réforme qui ne leur convient pas, et de le faire avec violence, jusqu’à renverser le pouvoir. On l’a vu en France lors des débordements contre le mariage pour tous, contre l’écotaxe ou, samedi dernier, contre le projet d’aéroport de Notre Dame des Landes, près de Nantes : certains de ces manifestants pensaient sans doute conduire le pouvoir politique à déraper, à aller trop loin, à violer la Constitution en répondant aux coups par les coups, légitimant ainsi leur propre violence. Jeu dangereux.
Une révolte contre un pouvoir démocratiquement élu n’est légitime que s’il ne respecte pas la Constitution qui le fonde. En revanche, si ce même pouvoir, élu selon les règles, n’applique pas son programme électoral, voire accomplit le contraire de ce pourquoi il a été élu, rien ne justifie que quiconque puisse entreprendre de le renverser, aussi longtemps qu’il respecte les limites constitutionnelles de son autorité. Il faut donc se garder d’approuver sans réserve les manifestations les plus extrêmes dans les démocraties. Et vérifier qu’existent et que fonctionnent, en ces pays, les procédures permettant de limiter les excès de tout régimes : la séparation des pouvoirs, l’existence d’une Cour constitutionnelle, la liberté de la presse.
Si l’on veut éviter que la démocratie s’affaiblisse partout dans le monde, il devient urgent de comprendre qu’elle ne se résume pas à l’élection plus ou moins libre de dirigeants plus ou moins honorables.