On peut comprendre que les ministres, les premiers ministres, les présidents, de tous les pays, se rendent à des commémorations importantes et régulières, marquant le souvenir d’évènements essentiels de l’histoire d’une nation. On peut aussi comprendre qu’ils s’associent, d’une façon ou d’une autre, à la mort de soldats ou de policiers en service commandé, en assistant à leurs obsèques et en y prononçant quelques paroles de circonstances.
On a plus de mal à comprendre quand ces dirigeants défilent dans les rues de leur propre capitale ou d’une autre, pour s’associer à des manifestations populaires, alors que leur rôle serait justement d’agir suffisamment efficacement pour les rendre inutiles. Et encore plus de mal à admettre qu’ils consacrent des heures à attendre dans un aéroport l’arrivée d’otages libérés, qui, eux, ne rêvent que de retrouver, dans la discrétion, leurs propres familles. On le comprend d’autant moins que les malheurs du temps rendent et rendront ce genre d’occasions de plus en plus fréquentes.
Le président français et ses ministres sont, sans doute, plus que d’autres, pris dans un tel engrenage. En particulier, depuis quelques mois, ils y passent de plus en plus de temps, courant de cimetières en lieux d’accidents, de meurtres, ou d’attentats. Le comble aura été, cette semaine, pour le président français, d’avoir à accompagner deux premiers ministres, allemand et espagnol, sur le lieu d’un épouvantable accident d’avion, dans lequel il n’y eut aucune victime française, pour aller ensuite défiler dans les rues de Tunis en protestation contre un attentat, dont certaines victimes étaient, certes, des touristes français.
Où s’arrêtera-t-il ? Comment refusera-t-il maintenant toute autre invitation du même genre, sans provoquer un incident diplomatique?
S’il lui faut désormais, par exemple, se rendre dans le monde entier à toute manifestation en solidarité avec ceux des chefs de gouvernements qui sont venus à Paris après le 11 janvier, s’il lui faut commémorer tous les deuils, accidents, attentats, qui ne manqueront pas d’advenir, s’il lui faut aller s’incliner sur toutes les tombes de tout Français mort d’un accident, d’un meurtre ou d’un attentat, quelque part dans le monde, il n’aura bientôt plus une minute pour gouverner le pays.
On peut comprendre qu’il prenne du plaisir à y consacrer tant de temps : dans tout pays, commémorer est, pour un ministre ou un président, une activité particulièrement gratifiante. Personne ne vient vous siffler. Personne ne vient manifester un désaccord. Personne ne vous demande de décider, de décevoir, de choisir. Le silence est de règle. On fait un beau discours ; et il se trouve toujours quelqu’un pour vous remercier chaleureusement d’être venu. Rien à voir avec la réalité du monde, et du pays. Rien à voir avec ce que ce même homme politique peut lire sur sa personnalité dans les journaux, entendre sur son action à la sortie des usines, ou apprendre sur sa politique à la sortie des urnes.
Ce genre d’activité est donc un reflet exemplaire de la vanité croissante de l’activité politique : ayant de moins en moins de prise sur le réel, l’homme politique en est réduit à montrer son empathie à l’égard du malheur des gens, dans sa forme la plus extrême. N’ayant plus de moyens d’influer sur l’avenir, il ne peut plus que se plonger à l’infini dans le passé, pour en célébrer la grandeur. En agissant ainsi, il dévoile que le pays qu’il dirige n’est plus que nostalgie de sa grandeur d’antan ; et que le rôle de son chef n’est plus que d’être le gardien attentionné de ses souvenirs.
Un chef d’état moderne, vraiment moderne, devrait avoir le courage de refuser un tel engrenage, de se faire représenter dans toutes ces commémorations, quelle qu’en soit l’importance, par un conseiller, un ambassadeur spécial, qui n’aurait pas d’autre mission. Sinon lorsqu’il s’agit de commémorer la disparition de ceux qui sont morts en service commandé, sur ordre de l’État ; les morts dont lui, homme politique, est directement responsable.
Il lui faudrait même, s’il veut vraiment incarner l’avenir du pays, chaque fois qu’on attend de lui un discours commémoratif, qu’il vienne expliquer clairement, simplement, au pays, ce qui a été mal fait par lui ou ses prédécesseurs, pour en arriver là. Et ce qu’il compte faire pour que cela ne se reproduise plus. Mais sans doute est-ce trop demander aux politiques que d’avouer leurs erreurs et de proposer de solutions pour les réparer.