Il est temps de mettre en haut de l’affiche un sujet qui occupera sans aucun doute l’opinion publique française à l’approche de la prochaine élection présidentielle, et qui occupe déjà l’opinion publique américaine et celle de beaucoup d’autres pays : en démocratie, le peuple et ses élus peuvent-ils décider de tout ? Où sont-ils contraints par des règles qui les dépassent, que les juges doivent faire respecter ?

Pour beaucoup, il semble évident que, en démocratie, le peuple a toujours raison et que ceux qu’il a élus peuvent décider de tout. Ainsi, le président américain prétend-il qu’il a tous les pouvoirs et que nul ne saurait s’opposer à lui ; pas même les juges, qu’il traite de « factieux ». En France, les partis extrêmes le pensent aussi et le disent presque aussi clairement.

C’est oublier que, même en démocratie, le peuple ne peut pas tout ; et ses dirigeants encore moins.

Il existe plusieurs barrières à l’action d’un peuple et d’un dirigeant : la loi et la constitution, qui s’imposent à eux avant qu’elles ne soient modifiées ; les principes généraux du droit qui, dans certains pays, complètent la Constitution et sont intangibles ; les traités internationaux qui sont supérieurs au droit national, aussi longtemps qu’ils n’ont pas été légalement dénoncés, comme le stipule par exemple l’article 55 de la constitution française.  On appelle cela la hiérarchie des normes ; et le rôle des juges est de faire respecter cette hiérarchie. En cela, les juges sont les gardiens de la démocratie contre la dictature des élus.

En Europe, le respect des traités prend une forme particulière : le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif d’un pays européen ne peuvent pas violer les traités établissant l’Union européenne (qui regroupe 27 pays) et ceux établissant le Conseil de l’Europe (qui regroupe 46 pays). Le droit européen (qui regroupe à la fois le droit de l’Union européenne et celui du Conseil de l’Europe) prime sur les droits nationaux. Son respect est protégé par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) et par celle de la Cour Européenne des droits de l’homme (CEDH).

En France, Madame Le Pen annonce que, si elle était élue, elle fera voter par référendum une réforme déclarant la supériorité de la loi nationale sur la loi européenne. Passant sous silence que trois instances judiciaires au moins pourront s’y opposer : le Conseil constitutionnel français en vérifiant la conformité de ce referendum à la constitution, la Cour de justice de l’Union européenne et la Cour Européenne des droits de l’Homme.

D’abord, le Conseil constitutionnel pourrait déclarer inconstitutionnel un tel référendum en expliquant que l’article 11 de la Constitution, qui permet d’organiser un référendum sur des questions de politique publique (par exemple, sur une réforme sur la nationalité) ne saurait être utilisé pour réformer la Constitution. Même si le général de Gaulle l’a fait. Et qu’en plus un referendum ne pourrait pas remettre en cause les principaux fondamentaux de la Constitution, comme la participation de la France aux institutions internationales, dont l’Union européenne, ou la forme républicaine du gouvernement ou le respect des principes généraux du droit (par exemple l’égalité de tous devant la loi). Le Conseil constitutionnel pourrait donc exiger que la réforme de la Constitution se fasse selon les règles édictées à l’article 89 de la Constitution, qui prévoit une adoption séparée par les deux Chambres suivie d’une adoption par les deux chambres réunies ou par un référendum. Voie impossible pour Madame Le Pen aussi longtemps qu’elle ne contrôle pas le Sénat.

Ensuite, les instances européennes : une révision constitutionnelle qui affirmerait la supériorité du droit national sur le droit européen ouvrirait une crise institutionnelle. Et même l’Allemagne, très sourcilleuse là-dessus, a vu son propre Conseil constitutionnel admettre la supériorité du droit européen sur le droit national (sous réserve de la protection des droits fondamentaux qu’accorde la constitution allemande). La CJUE et la CEDH condamneraient la France à des sanctions financières et à la perte de l’accès au marché unique. Ce serait un Fréxit de fait. La Pologne, et la Hongrie, qui l’ont tenté timidement, ont échoué ; la Grande-Bretagne n’a pu le faire qu’au prix du Brexit. Une réforme constitutionnelle qui ne porterait que sur l’immigration ne pourrait pas remettre en cause les directives européennes sur les droits d’asile, les conditions de séjour, la libre circulation des travailleurs ; et la CEDH limite la capacité des Etats à expulser injustement des étrangers. De même, une loi modifiant les conditions d’’attribution de la nationalité, qui reste de la compétence nationale, devrait respecter les principes généraux du droit européen ; la CEDH s’opposerait par exemple à ce que soit fixée une condition d’accession à la nationalité sur une base religieuse, et à une expulsion d’étrangers sans examen individuel.

Madame Le Pen pourrait alors menacer de faire voter par sa majorité sinon un Fréxit, du moins un départ de la France de la Convention Européenne des droits de l’Homme, qu’elle ne cesse de critiquer, ce qui enlèverait aux citoyens français le droit de faire recours à ce tribunal en cas de violation des droits de l’homme par l’Etat Français, ouvrant à mille contentieux et interdisant à la France de se faire encore appeler « le pays des droits de l’homme ».

Le rôle des juges sera de faire respecter ces principes. En auront-ils la force ? La compétence ? La crédibilité ? Où basculera-t-on dans une dictature des élus, contre les principes fondateurs de la démocratie et de la construction européenne ? Il serait bon d’ouvrir dès maintenant ce débat.