Dans de nombreux pays, supposés démocratiques, on constate une tentation très forte des dirigeants politiques de sortir du cadre traditionnel des débats démocratiques : au lieu de mener des campagnes de fond, rationnelles, sur des programmes, ils foncent, à coup de boutoir, d’insultes, de mensonges, de désordres et de scandales, offrant aux électeurs un spectacle frénétique, où il s’agit surtout d’en finir avec ses adversaires, par des attaques personnelles, dans un combat éclair. Souvent, cela réussit. C’est ce que je nomme « la victoire par chaos ».
Ainsi a été élu Donald Trump, dont la campagne d’invectives, d’insultes, de mensonges, trainant dans la boue tous ses adversaires, a dépassé toutes les bornes. Ainsi aussi, d’un candidat improbable, Calin Georgescu, qui s’est imposé en tête du premier tour des élections présidentielles roumaines, par le seul jeu de sa présence frénétique sur TikTok. C’est aussi en France la stratégie de Jean Luc Mélenchon et de son parti; ils fonctionnent à coup d’invectives et de scandales, qui sont autant de pièges dans lesquels tombent leurs rivaux ; et s’ils ont aussi pris le temps d’élaborer un programme complet, celui-ci n’est qu’un élément du chaos, puisqu’on ne pourrait le mettre en œuvre que dans une réalité parallèle, où n’existerait ni l’Union Européenne, ni les marchés financiers, ni les contraintes budgétaires, ni bien d’autres lois de la République, dont la laïcité.
Les principes de cette stratégie, qui furent analysés il y a quelques années par Giovanni da Empoli, dans son livre sur « les ingénieurs du chaos », à propos de la situation italienne, se sont depuis considérablement déployés ; en particulier, les technologies de l’IA ont rendu possible de mentir d’une façon beaucoup plus convaincante qu’alors ; de créer une véritable réalité alternative dans laquelle les acteurs du chaos peuvent déployer leur stratégie et faire croire aux électeurs que tout leur est possible, même le plus invraisemblable.
C’est bien cela qui est en jeu : chacun rêve d’être libre ; chacun déteste la réalité, qui le prive de sa liberté ; chacun s’octroie alors le droit d’en inventer une autre. Comme si le mensonge était la condition de l’évasion hors du réel, qui serait la forme supérieure de la liberté ; comme si chacun pouvait choisir de donner aux mots un sens plutôt qu’un autre. Comme si distordre le réel était une façon de le changer.
De fait, la réalité est insupportable pour bien des gens ; à juste titre ; l’avenir l’est plus encore ; à juste titre aussi ; et tout le monde rêve d’une autre réalité personnelle, faite de succès, de santé, de bonheur.
Certains choisissent d’autres façons que la politique d’échapper au réel : les jeux vidéo, les alcools les plus forts, les drogues les plus suicidaires, les voyages, le changement de vie, la disparition.
La stratégie du chaos offre aux politiques le moyen de promettre aux électeurs le paroxysme de l’exercice de la liberté : « Je vous offre la possibilité d’être libre, d’une façon illimitée, et pour cela, je vais construire une réalité alternative et détruire tout ce qui fait la réalité précédente : les institutions, les contraintes financières ».
Et c’est bien cela que font ces cyniques démagogues : offrir aux électeurs une réalité alternative, à laquelle il n’est pas nécessaire de croire vraiment ; juste ce qu’il faut pour se nourrir de la perspective illusoire d’échapper au réel. Cette stratégie offre à ceux qui la mènent la perspective d’une victoire par chaos. Elle est aussi une façon de se débarrasser des élites détestées, dénoncées comme dictant une vision univoque de la réalité et imposant des contraintes dans l’intérêt des plus puissants. Le chaos est ainsi, aussi, un moyen d’éliminer les classes dirigeantes.
Ce genre de stratégie cynique fonctionne partout dans le monde. Il peut fonctionner en France très bientôt.
Bien sûr, beaucoup de choses peuvent et doivent être changées. Bien sûr, la réalité d’aujourd’hui n’est pas indépassable. Et on ne peut laisser perdurer un monde aussi injuste, aussi destructeur de l’environnement, aussi peu soucieux de respecter les plus fragiles. Ce n’est cependant pas en inventant une réalité parallèle, en créant un chaos institutionnel, qu’on rendra le réel plus vivable.