‘L’HISTOIRE, dit l’un des personnages d’Ulysse de James Joyce, est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller. ‘ Cette remarque s’applique particulièrement à l’Europe d’aujourd’hui : une bonne partie de ce siècle y fut un cauchemar et, aujourd’hui, nous avons bien du mal à en sortir.
Beaucoup pensaient qu’après les événements de 1989 la guerre froide était finie, la croissance revenue et l’europessimisme oublié.
Aujourd’hui, on découvre qu’il n’en est rien : le monde est menacé d’une profonde et durable récession. L’Europe, à l’Ouest, doute d’elle-même et, à l’Est, elle plonge dans la violence.
Comment en est-on venu là ? D’une part, après la récession des années 70, les excès de l’endettement ont provoqué une hausse massive des valeurs des actifs et une artificielle reprise, suivie d’un assainissement financier brutal, aggravant chômage et scepticisme.
Une nouvelle théorie des dominos
D’autre part, la fin du communisme a provoqué la désarticulation de nations et, en particulier, une guerre civile en Yougoslavie qui, loin de n’être qu’un avatar isolé, constitue un effrayant avant-goût d’un possible vingt et unième siècle.
Car le pire est encore devant nous : si rien n’est fait, le désordre des monnaies et l’égoïsme des nations accélèreront la hausse des taux d’intérêt, aggraveront la récession et le chômage, menaçant de provoquer, comme ce fut déjà le cas deux fois en ce siècle, un formidable effondrement des économies industrielles, qui rechercheront une sortie de la crise par un retour de l’économie de guerre. Par ailleurs, dans l’immense espace naguère couvert par l’URSS et ses satellites, tous les ingrédients sont réunis pour que la barbarie s’installe : l’effondrement d’une autorité centrale, l’absence d’administration moderne, la dislocation des représentations économiques et sociales, l’explosion des revendications historiques, l’apparition d’injustices criantes exacerbent les rivalités ethniques et les différends frontaliers.
S’esquisse alors comme une nouvelle forme de la vieille théorie des dominos, si chère à John Foster Dulles ; non plus des dominos tombant l’un après l’autre du côté du communisme, mais bien du côté du nationalisme, ou pire même, du tribalisme. Ceci n’est pas un fantasme mais, déjà, une réalité. En Géorgie, le conflit entre les Géorgiens, les Ossètes du Sud, les Abkhazes, les Adjares transforment depuis trois ans la paisible Tbilissi en une sorte de Beyrouth. D’autres conflits de ce genre se déroulent entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan à propos du Nagorno-Karabakh ; entre les séparatistes russes et les Moldaves en Moldavie ; entre Ouzbeks et Kirghiz en Kirghizie, entre Ouzbeks et Turcs meskhétian en Ouzbékistan.
Et cela ne peut que s’aggraver. L’institut de géographie de l’Académie russe des sciences estime à plus de cent soixante ces différends pour la seule ancienne Union soviétique. Sur les vingt-trois frontières entre les Républiques de l’ancienne Union soviétique, trois seulement ne font l’objet d’aucune contestation. Cela s’explique aisément : près de 25 millions de Russes vivent hors des frontières de Russie, dispersés aux quatre coins des anciennes Républiques soviétiques, dont le moins qu’on puisse dire est que leurs relations avec la Russie sont problématiques. En Estonie, la population est à 30 % russe ; en Lettonie, près de la moitié de la population n’est pas d’origine lettonne. Ailleurs, nous trouvons 200 000 personnes d’origine grecque en Albanie, 700 000 Hongrois en Slovaquie, 300 000 Allemands en Pologne, sans compter 200 000 Ukrainiens. Près de 2 millions de citoyens roumains d’origine hongroise vivent en Roumanie, et le plus grand parti d’opposition actuellement représenté au Parlement roumain est le Parti hongrois. Au sein même de la Russie actuelle _ dont la population n’est qu’à 80 % russe _ il existe plus de cent nationalités. Difficile d’imaginer une réalité plus explosive. Tout cela est aggravé par les échecs économiques de la transition.
Contrairement à ce que, naïvement, beaucoup croyaient, le renversement du communisme n’a pas amené une croissance économique rapide, mais a provoqué une récession majeure, qui s’aggravera de jour en jour, jusqu’à ce que les institutions économiques et politiques nécessaires soient solidement en place. Par exemple, les économies de l’Albanie et de la Bulgarie ont, depuis 1989, régressé d’environ 30 % ; celles de la Tchécoslovaquie et de la Pologne de près de un cinquième ; l’économie russe s’est contractée de près de 14 % au cours du seul premier trimestre 1992.
Si rien n’est fait pour renverser cette dynamique, l’est de l’Europe sera bientôt divisé en tribus luttant pour survivre, sous la menace de leurs voisins, nouant des alliances au gré des enjeux.
La vie des Européens deviendra alors, comme celle de l’homme du Leviathan de Thomas Hobbes, ‘ solitaire, misérable, mauvaise, brutale et courte ‘.
En l’état actuel de ses institutions, l’Europe occidentale ne peut se croire protégée d’un tel désastre.
D’une part, elle n’a pas les moyens de résister à la crise mondiale qui menace. En particulier, le SME ne pourra pas tenir dans la tourmente s’il n’est pas soutenu par la perspective d’un système européen de banques centrales. D’autre part, la politique ‘ d’endiguement ‘, qui avait cours du temps du bloc soviétique, a vécu. Et l’échec de la conférence de Londres sur la Yougoslavie a montré qu’il n’y a pas de gendarme disponible et que les stratégies mises au point autour de l’arme nucléaire ne peuvent dissuader les peuples de déclencher des guerres civiles.
Enfin, mise à mal à nos portes, la démocratie ne serait pas sauve à l’intérieur de nos frontières : la xénophobie est là qui rôde ; et la ‘ séparation de velours ‘ en Tchécoslovaquie donne des idées à beaucoup, en Italie, en Belgique ou ailleurs.
Tel est l’enjeu méconnu de l’accord de Maastricht : si ce traité n’est pas ratifié, si la Communauté se recroqueville sur elle-même, si, encore une fois, les trompettes du nationalisme retentissent en Europe de l’Ouest, ce serait un triple désastre pour les Européens.
D’une part, la Communauté ne pourra se protéger de la crise mondiale sans les instruments créés par l’Union européenne : la mise en oeuvre de l’Acte unique aggravera les désordres mondiaux en laissant libre cours à tous les déséquilibres du marché.
D’autre part, si ce traité n’est pas ratifié, la crise économique à l’Est s’approfondira : le principal moyen pour l’Ouest d’aider l’Est est de croître et, par là, d’augmenter le volume des exportations.
Enfin, on ne pourrait plus arrêter l’engrenage de la division et des guerres : après un échec de Maastricht, nul à l’Ouest ne pourrait plus donner des leçons d’unité et de tolérance. Aucune voix morale ne pourrait se faire entendre face aux barbaries des autres.
Au total, un rejet de Maastricht par la France signifierait bien plus que l’enterrement d’un traité parmi d’autres. Il ouvrirait la voie à la tribalisation du continent. Mais ce traité est bien loin d’être parfait dans bien des domaines politiques et sociaux. En particulier, la Communauté, au-delà de ce que rend possible l’Union européenne, devra rapidement se doter d’une vision plus juste de ses propres intérêts à long terme. Pour ne pas apparaître comme un club de riches, ne pas devenir le bouc émissaire des échecs de la transition, elle ne pourra laisser la moitié d’elle-même hors du destin commun.
Déjà ces pays sont membres de la Banque européenne, qui les prépare à une adhésion à la Communauté. Mais la Banque ne peut faire ce que les nations l’empêchent d’entreprendre. Or, aujourd’hui, la politique commerciale de la Communauté considère ces pays comme des rivaux, non comme des partenaires. Et ils jouissent des avantages accordés au candidats à l’adhésion. Par exemple, dans leur état actuel, les accords d’association avec la Pologne, la Hongrie et la Tchécoslovaquie aident plus la Communauté à pénétrer les marchés de ces pays que ceux-ci à se développer.
Pour un Marché commun continental
Ils restreignent leurs exportations dans des domaines vitaux pour eux, tels que les produits chimiques, les textiles, le charbon et l’acier. Si l’on veut que ces pays se développent et accueillent nos entreprises, ces accords devront être vite renégociés, en traitant ces pays comme de futurs membres à part entière de la Communauté.
Plus encore, je propose la création d’un véritable marché commun continental, s’étendant aussi loin vers l’est que possible. Un tel ensemble rassemblera tous les peuples de l’Europe dans une aventure nouvelle, sans leur faire subir l’humiliante file d’attente à la porte de Bruxelles.
Un tel marché commun continental, dont la Communauté serait un des membres, sera une chance pour l’Europe toute entière, le seul continent au monde à pouvoir doubler la taille de son marché, et développer des territoires immenses, riches en ressources naturelles, en main-d’oeuvre bien formée. La Russie, par exemple, pourrait, si son infrastructure était modernisée, exporter son pétrole vers l’ouest et, en conséquence, devenir le plus grand client solvable de l’Union européenne. L’Europe pourrait alors devenir le moteur d’une croissance planétaire retrouvée.
Tout cela serait impossible si Maastricht n’était pas ratifié. Par contre, si l’obstacle est franchi, restera à accomplir l’oeuvre la plus grandiose jamais proposée à une seule génération d’Européens. Une oeuvre qui leur permettrait, s’ils s’y lancent, de retrouver un rêve de fraternité et de liberté, et d’éviter de s’endormir, pour longtemps, en un nouveau cauchemar.