La tragédie d’Alep, dont nous voyons tous les jours les images, de plus en plus infernales, bat en brèche les idées reçues que répétaient tous les docteurs en géopolitique depuis vingt ans. Alep démontre que les certitudes de l’après-guerre froide sont mortes. D’abord, on expliquait que les deux superpuissances n’avaient plus de raison de s’opposer et travaillaient désormais au mieux-être du monde, dans une compétition économique profitable à tous : elles sont face à face sur le front syrien, sans encore, heureusement, s’affronter. Ensuite, on assurait que les ONG avaient maintenant les moyens d’intervenir dans toutes les situations et d’imposer leurs règles aux Etats. On voit le peu de cas qu’en font, autour d’Alep, les belligérants, qui bombardent les convois de ravitaillement et ne respectent ni cessez-le-feu ni trêve.
Enfin, on exposait doctement qu’il n’était plus possible de massacrer des populations civiles sans que la « communauté internationale » ne réagisse. On en déduisait que, aujourd’hui, ni Auschwitz ni même Budapest n’étaient possibles, car on avait les moyens de savoir et d’agir. En réalité, on redécouvre, et on ne peut plus nier, qu’il est possible de massacrer des femmes et des enfants durant des mois sans que nul n’intervienne.
Au total, ceux qui pensaient qu’on entrait dans une période dont la guerre serait définitivement exclue avaient tort. Plus encore, ils n’ont pas vu qu’une asymétrie s’est créée, non entre les membres de deux systèmes politiques, ni entre riches et pauvres, mais entre ceux qui acceptent de mettre en danger leur vie pour des valeurs et ceux qui s’y refusent absolument. Une asymétrie entre les terroristes et les Etats, mais aussi entre les démocraties et les autres régimes. Les démocraties ont des valeurs majeures, mais peu de gens sont prêts désormais à mourir pour les défendre. Très concrètement, Américains et Européens ne veulent pas perdre leur vie pour défendre celle des hommes qui espèrent en la démocratie.
Rien n’est plus dangereux : ceux qui se croient en situation d’impunité peuvent prendre des risques, peu inquiets de représailles qu’ils ne voient plus jamais venir. Ainsi les Russes, ayant sans encombre repris la Crimée, dont ils avaient été longtemps les légitimes propriétaires, et s’étant, sans contestation, alliés à un épouvantable dictateur syrien que les Américains n’ont voulu ni défendre ni attaquer, se disent qu’ils peuvent aussi, sans risque, mettre la main sur les pays Baltes. Mais là, on approcherait de la guerre planétaire, car il serait très difficile pour l’Otan de ne pas voler au secours de l’un de ses membres. Nous aurions alors à mourir pour Riga, sans l’avoir voulu, sans l’avoir cherché, sans l’avoir décidé.
Tout cela ne serait pas arrivé si, il y a vingt ans, on avait considéré la Russie comme un pays européen, avec lequel il fallait construire la maison commune de notre continent. Et si on n’avait pas détruit les Etats, artificiels mais nécessaires, du Moyen-Orient. Deux erreurs dont les Américains et leurs alliés européens sont largement responsables.
Rien ne serait pire que l’alliance entre un régime qui deviendrait belliciste, à Moscou, et des régimes qui deviendraient terroristes, au Moyen-Orient. Il est encore temps de réagir : notre principal ennemi du moment n’est pas à Moscou, mais à Mossoul. Nous avons besoin de l’un pour détruire l’autre.
Pour que le martyre d’Alep ne soit pas inutile, pour que sa destruction n’annonce pas celle d’autres villes civilisées, il faut recouvrer la raison, hiérarchiser nos haines et renforcer les Etats laïques.
Jamais le monde n’aura eu autant besoin d’une Europe unie, forte et crédible : personne ne viendra à son secours s’il venait à l’idée d’un ours de la dépecer.