Ne boudons pas notre plaisir. Ce qui s’est passé à Bruxelles en cette fin de Juillet 2020 est un formidable progrès, une avancée considérable, qu’on n’aura pas pensé possible il y a encore quatre mois, quand on traitait de rêveurs tous ceux qui parlaient d’eurobonds ; tous ceux qui expliquaient que l’Allemagne finirait par comprendre que le fédéralisme continental était de son intérêt ; tous ceux qui vantaient les mérites des pays dit « frugaux » sans voir que ces pays ne sont moins dépensiers que parce que, pour certains d’entre eux, ils ne financent que très peu leur défense, et que, pour d’autres, ils compensent la faiblesse de leurs dettes publiques par l’énormité de leurs dettes privées.
On peut se lamenter de voir les lacunes de cet accord : les économies faites sur Erasmus, sur la défense européenne, et même sur certains budgets de la politique climatique. Rien là, en fait, de très grave, puisqu’il s’agit pour l’essentiel de réductions d’ambitions nouvelles et non de diminution des budgets existants.
On peut surtout s’inquiéter de la vraie faille cet accord : l’absence de recettes spécifiques pour financer ces emprunts ; et on peut craindre que, une fois de plus, ce sont les contribuables nationaux qui seront bientôt mis à contribution, réduisant à néant les ambitions fédérales ; ou que, pire, l’Union ne puisse un jour rembourser ces emprunts, ce qui détruirait toute crédibilité de l’euro, et du projet européen.
Le pire n’est pas certain ; et l’Union Européenne a toujours progressé ainsi : chaque avancée a créé le besoin d’une autre. D’abord, ce fut le Marché commun, qui élimina la concurrence par les tarifs douaniers, en révélant la nécessité, pour éliminer les obstacles non tarifaires, du Marché Unique ; qui, lui-même pour mettre fin à l’ultime concurrence entre pays de l’Union, par les taux de change, créa le besoin d’une monnaie unique ; qui à son tour créa le besoin d’une capacité d’emprunt, pour compenser les écarts de compétitivité entre les régions de l’Union. C’est là où nous sommes aujourd’hui. Avec, entre chaque étape, une vingtaine d’années. Il fallut beaucoup moins de temps, aux Etats-Unis d’Amérique, pour franchir ces différentes étapes.
Combien en faudra-t-il aux Européens pour arriver à une recette fiscale commune, qui permettra enfin de financer de façon véritablement pérenne les emprunts et le budget de l’Union ? Et faudra plus encore de temps pour que cette recette fiscale soit votée par un Parlement Européen enfin maître de ses moyens ?
Bien sûr, comme à chaque fois, un progrès a eu lieu parce que l’Europe était acculée : sans chaque accord, elle explosait. Elle peut encore se défaire, sous les coups de l’égoïsme des nations, du populisme et de bien d’autres menaces.
On peut aussi croire que, une fois de plus, l’intelligence collective du continent le sauvera de ses propres démons. S’il y parvient, le 21ème siècle ne sera pas celui de l’Amérique, en plein chaos, ni de la Chine, paralysée par sa dictature et son effondrement démographique, mais celui de l’Europe, à qui il ne manque qu’une défense pour assurer la protection de son mode de vie et de ses valeurs. Cela viendra lorsque les Européens auront réalisé que les Etats-Unis ne sont plus là pour les défendre, et qu’ils doivent se comporter en acteurs pleins et entiers de leur destin, en maîtrisant les grands enjeux industriels, technologiques et militaires du siècle.
Si l’on ne veut pas que cette prise de conscience prenne vingt ans de plus, il faut dès maintenant, sans perdre trop de temps à se réjouir de ce formidable acquis nouveau, commencer la bataille pour une Europe de la défense et de la démocratie.
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