Si, un jour, il devient possible d’analyser sans passion la période actuelle, on dira sans doute qu’elle était caractérisée par la juxtaposition d’innombrables guerres fratricides : Ukrainiens et Russes sont, culturellement, historiquement et ethniquement des peuples frères ; comme le sont les Israéliens et les Palestiniens ; et, comme le sont aussi les Pachtounes du Pakistan et de l’Afghanistan ; et les Dinka et les Nuer du Sud Soudan ; comme le sont encore les Houthis et les autres yéménites ; et tant d’autres peuples, qui à travers le globe, s’entretuent entre frères, à travers des frontières artificielles.
Et pourtant, quelles que soient les tragédies que constituent ces guerres, leurs acteurs ne sont que les victimes collatérales de combats beaucoup plus importants et masqués. Car, pendant que se déroulent ces guerres absurdes, qui ne nuisent qu’à ceux qui les mènent, trois forces se disputent, en sous-main, la domination de la planète. Trois forces que l’humanité connaît bien depuis toujours, parce qu’elles se sont succédées au pouvoir depuis l’aube des temps : les prêtres, les généraux et les marchands. Parfois, les uns se sont mis au service des autres : des généraux ont servi des pouvoirs religieux, ou l’inverse ; et des marchands se sont mis au service de l’un des deux autres pour combattre le troisième. Il semblait établi que l’Histoire avait un sens et que les généraux l’avaient d’abord emporté sur les prêtres, et que les marchands avaient ensuite vaincu les généraux. Si cela était vrai, il n’y aurait plus aujourd’hui de pouvoir religieux, ni d’empire militaire, et le capitalisme conduirait seul la marche du monde. Il n’en est rien.
En réalité, aujourd’hui, ces trois forces sont toujours là. Elles se combattent plus férocement que jamais. Chacune cherche à établir son impérium sur le monde.
Pour faire court, au risque d’être caricatural :
Le pouvoir religieux s’exprime par ceux qui, dans l’Islam plus que dans aucune autre foi, proclament leur volonté d’établir un califat planétaire, et d’éliminer tous les autres régimes politiques, toutes les autres églises ; en convertissant ou en tuant. On entend des gens dire cela très explicitement en ce moment sur tous les médias du monde, et dans les rues de Berlin ou de Bruxelles, de Téhéran ou de Doha. Avec, évidemment, des batailles mortelles entre les différents courants de cet islam radical, qui ne représente, heureusement qu’une partie très minoritaire de l’Islam mondial. Si, par malheur, ce pouvoir religieux venait à l’emporter, il détruirait tout ce que l’humanité a construit depuis des millénaires et, par son obscurantisme, interdirait tout enseignement, toutes libertés pour les femmes, et tout progrès humain à venir.
Le pouvoir militaire, ou impérial, lui, s’exprime plus précisément aujourd’hui surtout dans l’empire chinois, qui a lui aussi la volonté d’établir son contrôle sur le monde, non pas pour y imposer une foi, une doctrine ou une idéologie mais, comme tout empire militaire, pour puiser dans ses colonies les moyens de nourrir ses propres populations. On en trouve une autre forme d’expression, beaucoup plus brutale et sommaire, avec l’Empire russe et ses métastases africaines. Et de même, pour l’emporter, l’un ou l’autre de ces deux empires devrait vassaliser la quasi-totalité de la planète, et réduire les humains à une misère insupportable.
La troisième force, celle du marché, qu’on nomme aussi, d’une façon schématique, le capitalisme, apparaît aujourd’hui encore dans son avatar américain : il a lui aussi l’ambition de dominer le monde ; et il met la force de ses armées, et parfois celle de la foi, au service de cette ambition. Il impose son droit, sa conception du monde, ses valeurs, son cinéma, ses technologies. Et, au-delà de lui, c’est l’ordre marchand lui-même qui, en tentant de dominer le monde, porte en lui les germes d’une destruction de la nature, et d’une très large partie de l’humanité.
Chacune des trois forces essaie de s’imposer contre ses ennemis internes, (les autres religions, les autres empires, les autres puissances capitalistes) et contre les deux autres. Les conflits locaux, qui font les titres aujourd’hui, ne sont que des sous-produits de ces grandes batailles, qui les expliquent.
Si on continue comme ça, ces trois forces vont s’employer à s’entredétruire, et au passage, elles détruiront l’humanité. Car, quoiqu’elles en disent, elles ont un point commun : leur mépris du vivant. Non seulement leur mépris des humains, comme on voit avec quelle désinvolture elles exploitent, asservissent, humilient, abêtissent, empoisonnent, violent, torturent, massacrent. Mais aussi leur mépris du vivant, quand on voit comment, toutes les trois, chacune à leur façon, pillent la nature, détruisent tous les héritages du passé et saccagent toutes les promesses de l’avenir.
Ce n’est que dans le dépassement de ces trois formes de pouvoir, autour de valeurs universelles (la liberté, les droits de l’homme, la démocratie, la justice sociale, la dignité, la créativité, la raison, l’empathie, l’altruisme, la coopération), que l’humanité pourra puiser la force de combattre son pire ennemi, c’est-à-dire elle-même.
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Image : Dos de mayo, Francisco Goya, 1814.