A observer les informations stupéfiantes provenant des Etats-Unis chaque jour (et il y en aura sûrement d’autres entre le moment où j’aurai fini d’écrire ce texte et celui où il sera publié), on a du mal à y trouver une logique, à décrypter une stratégie. J’en vois au moins quatre possibles :
- Les Etats Unis continueraient, sous Trump comme sous ses prédécesseurs, d’affirmer leur superpuissance et voudraient encore imposer leurs conceptions du monde et leurs valeurs (démocratie, liberté individuelle) au reste de la planète. C’est ce qu’on peut déduire, par exemple, de l’obsession de Trump pour dans la défense du droit à la liberté d’expression et au port d’armes, de son hostilité au régime chinois, de sa volonté de mater les Vénézuéliens. A l’inverse, ce n’est pas ce qui découle de son indulgence à l’égard des autres dictatures de la planète, dont la Russie ; ni dans sa réticence à défendre la démocratie ukrainienne, ni dans son discours très réservé à l’égard de Taiwan, présenté plus comme un obstacle au développement de l’industrie américaine que comme un avant-poste de la démocratie.
- Les États-Unis se sentiraient en déclin, proches de la faillite, et Trump n’’agirait que pour réduire les dettes et les déficits, s’accaparer des matières premières vitales, et éloigner ses concitoyens de drogues mortelles. C’est ce qu’on voit par exemple avec les tarifs douaniers, (s’ils visent vraiment à rapporter des revenus) ; avec la campagne d’économies budgétaires ; aussi avec ce qu’il fait pour pousser Mexique, Colombie, Canada, à combattre plus efficacement le trafic de fentanyl. Et aussi avec la volonté de reprendre le contrôle du canal de Panama, d’occuper le Groenland, et le Canada, si riches en ressources vitales pour les Etats-Unis. Et pourtant, ce n’est pas un objectif cohérent avec l’action qu’il menait en réalité : pour réduire la dette publique, il faudrait que les tarifs douaniers soient plus qu’un instrument de négociation ce qu’ils ne sont pas ; il faudrait oser aussi augmenter les impôts plus riches, ce qu’il ne fait pas. Il faudrait accepter plus d’immigrés pour entretenir la croissance ce qu’il ne fait pas ; lutter aussi contre l’obésité, maladie mortelle, ce qui voudrait dire s’attaquer aux géants de l’industrie agroalimentaire du pays, qui l’empoisonnent depuis un siècle ; ce qu’il ne fait pas ; il faudrait enfin relancer une très vaste campagne d’investissement public dans les routes, les points, les réseaux de voiries et d’eau potable, ce qu’il ne fait pas non plus.
- Les Etats-Unis seraient embarqués dans une croisade réactionnaire, pour défendre mondialement les valeurs blanches et masculinistes. C’est ce qu’on voit avec la vaste campagne contre les migrants, contre l’Islam, contre les droits des femmes, contre la présence des minorités dans les administrations, les universités et les entreprises. On ne le sent pas pourtant prêt à porter ce combat à l’échelle internationale, ni même ouvertement aux Etats-Unis.
- Les Etats-Unis seraient au service d’une doctrine techno fasciste, qui voudrait en finir avec la démocratie, imposer ses technologies au monde entier, et le gouverner par la maîtrise de tous les réseaux digitaux. C’est ce qu’il fait avec les attaques contre les firmes chinoises et européennes, contre le projet de l’Union européenne, contre la démocratie en Allemagne, en Grande-Bretagne et ailleurs en Europe. C’est ce qu’il fait quand il laisse entendre qu’il pourrait briguer un troisième mandat. Ce n’est pas ce qu’il fait quand il répète que Musk et les technologues ne sont là que pour lui donner leur avis et qu’il décide à sa guise.
En fait, c’est tout cela à la fois, selon les jours, selon les heures. Donc, ce n’est rien de tout cela, puisqu’aucune stratégie ne domine les autres. Et qu’elles sont partiellement contradictoires. En fait, ce qui domine, c’est un sentiment de toute-puissance de quelques personnes, pas forcément d’accord entre elles, dont Trump au premier rang, qui pensent que le monde ne peut que leur obéir et qu’il n’est pas plus difficile de décider du sort des humains que de manipuler une manette de jeu vidéo.
Car c’est bien là la principale constante de toute cette activité frénétique : on vire des employés, on ferme des frontières, on supprime des aides vitales à des populations affamées, on expulse des gens de chez eux aux Etats-Unis, on se prépare à vider Gaza de ses habitants pour en faire une zone de promotion immobilière. Tout cela comme si les humains n’étaient que des personnages digitaux, sans aucune réalité, sans aucun affect.
C’est là l’essentiel ; à la fois le plus effrayant et le plus encourageant. Le plus effrayant parce que la vie humaine ne compte pas pour eux et qu’ils peuvent en détruire des millions par caprice. Le plus encourageant, car les humains ne sont évidemment pas des personnages de jeux vidéo, même dotés de super pouvoirs. Ils ont des sentiments, des ambitions, des exigences ; ils luttent et ils finissent toujours par l’emporter contre tous les tyrans. Espérons seulement que ces joueurs hyperpuissants n’auront pas fait de dégâts trop irréversibles avant leur inéluctable défaite.