Il y a plus de 30 ans, j’expliquais que, si on humiliait la Russie comme on avait humilié l’Allemagne de Weimar, un dictateur s’installerait à Moscou et menacerait, comme Hitler, de nous envahir. C’est ce qui s’est produit : l’Occident a refusé d’aider Gorbatchev, puis Eltsine ; et enfin a refusé d’entendre son successeur, à peine arrivé au pouvoir, Vladimir Poutine, quand, à la conférence de Munich en février 2007 puis en février 2008, il a non seulement demandé à l’OTAN de ne pas trop s’élargir vers l’Est, mais a aussi laissé entendre qu’il était intéressé par un rapprochement avec l’Union européenne. Il avait, à mon sens, raison : la Russie est une nation européenne ; et elle aura un jour toute sa place dans ses institutions. On connait la suite : on ne l’a pas écouté ; et, comme en Allemagne en 1933, un dirigeant russe humilié, le même Vladimir Poutine, a jeté par-dessus bord les timides tentatives démocratiques amorcées avant lui, a installé une dictature terrible et tente désormais de reconstituer par la force l’empire détruit, et plus encore peut-être.

La comparaison vaut aussi, autrement, à propos des États-Unis : là, comme dans toutes les prises de pouvoir par les tyrans, en particulier celle d’Hitler, tout a commencé par de la propagande, des fausses nouvelles, des promesses démagogiques à des classes moyennes menacées de déclin, la désignation d’ennemis imaginaires, l’interdiction de l’usage de certains mots, l’arrêt de certaines recherches, la chasse aux plus faibles et aux étrangers, la remise en cause des décisions de justice. Viendront ensuite, si on laisse faire, l’arrestation de juges (déjà réclamée à cor et à cri par Elon Musk) de journalistes, d’écrivains et d’élus, puis l’invasion (déjà annoncée) de territoires voisins, et la guerre pour les conquérir.

Naturellement, aucune comparaison ne vaut raison. La situation mondiale d’aujourd’hui n’est pas du tout celle d’il y a cent ans. Les moyens ne sont pas les mêmes la culture n’est pas la même. Ni la Russie ni les Etats-Unis d’aujourd’hui ne reproduisent à l’identique les schémas de l’Allemagne de Weimar. Et, pour discréditer toute comparaison de la situation contemporaine avec la montée du nazisme, beaucoup désigne cette comparaison d’une façon méprisante d’un Ad Hitlerum, ou d’un Point Godwin, du nom de celui qui, dans les années 1990, prétendit démontrer que, plus une discussion dure, plus augmente la probabilité d’y voir évoqué le nazisme ou l’antisémitisme, qui ne seraient donc, selon lui, que les ultimes arguments de ceux qui n’en ont pas.

Et pourtant, la réalité est là : de nouveaux dictateurs menacent ; et l’antisémitisme est toujours là ; Et brandir le Ad Hitlerum ou le Point Godwin pour discréditer ce qui les dénoncent, c’est tenter de détourner l’attention de ce qui s’annonce vraiment.

Oui, il faut être aux aguets ; et ceux qui l’ont été dans les années 30 s’en sont tirés ; à titre individuel en fuyant, ou à titre collectif en combattant. Au prix de dizaines de millions de victimes.

Oui, ce qui se passe en Russie aujourd’hui renvoie très précisément à qui s’est passé dans les années trente dans l’Allemagne de Weimar ; et on aurait pu l’empêcher, en œuvrant à un rapprochement de la Russie avec l’Union européenne et en aidant ceux qui portaient le projet démocratique, comme on l’a fait en Pologne, et dans tous les autres pays de l’Est de l’Europe, et plus récemment avec l’Ukraine. On peut encore le faire.

Oui, ce qui se passe aux États-Unis renvoie aussi très précisément à ce qui s’est passé dans les années trente dans l’Allemagne de Weimar ; et on pourrait éviter de continuer de glisser sur cette pente, en aidant les Américains à lutter pour la survie de leur démocratie, et en nous dotant à temps des moyens de notre défense.

Si on n’y prend pas garde, nous serons peut-être bientôt pris en tenaille entre deux dictateurs expansionnistes, désireux l’un et l’autre de nous piller, alignés l’un avec l’autre par un pacte indicible.

Et plus encore, parce qu’ils soutiennent, ailleurs dans le monde, des candidats ouvertement fascistes et antisémites, comme Marian Motocu en Roumanie, et d’autres dirigeants élus démocratiquement qui suivent malheureusement le même chemin, y compris en Israël.

Nous Européens, qui avons vécu cette histoire si tragiquement, et qui avons payé si cher l’impréparation et l’aveuglement de nos aînés, nous ne pouvons pas nous permettre de luxe de nous contenter d’un optimisme béat.

Serons-nous capables d’accueillir et d’aider par ceux qui, dans ces deux grands pays, luttent pour que la dictature ne les broie pas ? Saurons-nous trouver en nous le courage dont tout découle ? Saurons-nous nous doter à temps des moyens de défendre nos valeurs, notre identité, notre souveraineté ? C’est possible.

Comme le disait Berthold Brecht, qui, avec Alexis de Tocqueville, a le mieux pensé le risque d’une dictature aux États-Unis : « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde ».