Pour être un des derniers acteurs des négociations au sommet qui, de mai 1988 à mai 1990, accompagnèrent l’effondrement du bloc soviétique et la réunification allemande, je ne peux sans réagir laisser passer les mensonges qui encombrent notre mémoire, brouillent notre conception du présent, et empêchent notre préparation de l’avenir. Qu’il me suffise d’ajouter ici que j’ai très bien connu, et que j’ai longuement conversé en tête à tête, avec tous ceux que je vais nommer dans la suite.
1. La chute du Mur n’est pas le résultat des manifestations en Allemagne de l’Est.
A l’automne 1987, le conseiller diplomatique de Gorbatchev, qui fut aussi celui de Brejnev, le fascinant Vadim Zagladine m’a dit, dans son excellent français : « il faut que tu comprennes que tout a changé : nous ne tirerons plus sur des manifestants. Ni à Varsovie, ni à Moscou ». Je lui répondis : « Tu es conscient que, si c’est vrai, le régime ne va pas tenir dix ans ? ». Il me répondit : « ce n’est pas exact. Il ne tiendra pas cinq ans. ». C’est la lente prise de conscience, (par les Polonais puis par les Allemands de l’Est) de cette réalité neuve qui conduisit au printemps 1988, au changement de gouvernement à Varsovie, puis au passage en août 1989, des Allemands de l’Est en Autriche, par la Hongrie où ils étaient en vacances : Les voyant s’entasser au consulat autrichien à Budapest, le premier ministre hongrois, Miklós Nemeth, appela Gorbatchev qui lui ordonna d’ouvrir les frontières (les deux me le confirmèrent séparément). A partir d’août 1989, les Allemands de l’Est purent ainsi passer librement de l’Allemagne de l’Est à celle de l’Ouest. Et la chute du mur en novembre ne fut que comme l’ultime réplique, symbolique et anecdotique, d’un tremblement de terre dont la secousse initiale avait été la prise de pouvoir par Gorbatchev à Moscou en 1985.
2. L’effondrement soviétique n’a pas été causé par l’embargo américain.
La corrélation entre l’effondrement soviétique et l’embargo américain pousse ces derniers à croire qu’ils ont obtenu ainsi l’effondrement de leur rival, et à penser que la même méthode pourrait marcher contre tout régime. Aussi l’emploient-ils aujourd’hui, contre tous leurs adversaires, partout à travers le monde ; avec les déconvenues qu’on connaît. Il ne faut pas s’en étonner : l’Union Soviétique ne s’est effondrée que parce que Gorbatchev a choisi la stratégie radicalement opposée à celle de son prédécesseur, le très impressionnant Youri Andropov : Celui-ci voulait une dictature de marché, comme en Chine. Alors que Gorbatchev voulait une démocratie planifiée. La dictature de marché peut fonctionner un long moment (et fonctionnera en Chine, jusqu’au jour où la bourgeoisie chinoise voudra se débarrasser du parti unique.) La démocratie planifiée ne peut pas fonctionner longtemps puisque, très vite, la démocratie peut voter des privatisations ; ce que les dirigeants russes et ukrainiens s’empressèrent de faire . Mais si Andropov avait survécu à la tumeur foudroyante qui l’a emporté, l’Union Soviétique serait sans doute aujourd’hui encore une dictature solide, appuyée sur un parti unique puissant, et une économie de marché florissante. Poutine tente aujourd’hui de revenir vers ce modèle.
3. La France ne s’est pas opposée à la réunification allemande.
Francois Mitterrand avait décidé, dès l’automne 1988, de considérer l’éventuelle réunification allemande comme une décision purement allemande. Et quand la Chute du mur s’annonça, et avec elle la réunification, il dit et répéta, devant moi, au chancelier : « La réunification sera votre affaire. Mais si vous voulez l’appui de la France, dont vous pouvez vous passer, il vous faudra approuver préalablement les trois conditions suivantes : 1 : Reconnaissance de la frontière Oder Neisse. 2. Réaffirmation de la dénucléarisation de l’Allemagne. 3 Lancement du processus de création de l’euro ». Le chancelier aurait pu refuser et renvoyer ces questions à l’Allemagne réunifiée. C’est sa grandeur de ne pas l’avoir fait et d’avoir approuvé ces conditions au nom d’une Allemagne non encore réunie. Sans ces deux hommes d’Etat, l’Union Européenne et l’euro n’existeraient pas aujourd’hui.
4. Les pays d’Europe de l’Est ne voulaient pas adhérer à ce qui est aujourd’hui l’Union Européenne.
Ils n’avaient qu’une obsession : Rejoindre l’OTAN. Le Marché commun leur paraissait une bureaucratie aussi absurde que le COMECON. Ce sont les Américains qui les ont poussés à rejoindre le Marché Commun, pour l’affaiblir.
C’est en comprenant tout cela qu’on pourra affronter lucidement l’avenir. Pour ne pas refaire les mêmes erreurs. Et rassembler enfin toute l’Europe, aujourd’hui seule face au reste du monde.
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