L’Afrique traverse une phase très difficile. Après des décennies d’espoir dans la démocratie, l’établissement de la règle de droit, la paix, la prise de conscience de l’importance de l’unité continentale, et la réduction de la pauvreté, voici que se mettent en place tous les éléments de décennies catastrophiques :

Dans de trop nombreux pays du continent, tous si différents, les principes de la démocratie sont critiqués, comme étant un apport honni de la colonisation européenne, fournissant ainsi un support idéologique à tous les apprentis dictateurs, pour l’essentiel militaires et putschistes, qui surfent sur l’exaspération des peuples.

Pourtant, l’Histoire a montré que, partout, en particulier en Russie et en Chine, qui tentent de prendre pied sur le continent africain, les régimes totalitaires sont moins efficaces, plus corrompus, plus injustes, que les régimes démocratiques. Je parle ici des vrais régimes démocratiques ; pas ceux qui n’en ont que les apparences et qui, comme dans tant de pays, africains ou non, ne sont que des couvertures d’une dictature personnelle comme au Congo-Brazzaville ou au Rwanda, ou dynastique comme au Gabon.

Dans de trop nombreux pays du continent, comme en République démocratique du Congo (RDC), en Somalie, en Éthiopie et au Soudan, la guerre civile, très souvent tribale, se répand, faisant des centaines de milliers de victimes, surtout parmi les femmes et les enfants.

Dans de trop nombreux pays, comme en RDC, au Mozambique ou en Éthiopie, la nature est plus malmenée que jamais, accélérant la disparition d’une biodiversité unique, trésor commun de l’humanité.

Dans de trop nombreux pays, comme en RDC, on voit s’accélérer le pillage des ressources naturelles, parfois uniques, comme le cobalt et les terres rares, au profit de trafiquants et de puissances étrangères cyniques, comme la Chine et la Russie.

Dans de trop nombreux pays, comme au Nigeria et encore en RDC, les plus peuplés du continent, très peu d’enfants, et même de moins en moins, ont un accès sérieux à une école laïque et professionnelle.

Dans de trop nombreux pays, en particulier dans l’Afrique francophone, mais aussi au Nigéria et au Kenya, on voit partir vers l’Europe, dans des conditions souvent dramatiques, les jeunes les mieux formés, ou les plus motivés, privant ainsi durablement ces pays des forces vives et des compétences dont elles auraient tant besoin.

Si on continue ainsi, en remplaçant des dictateurs civils corrompus par leurs cousins colonels, qui le seront tout autant, on transformera durablement l’Afrique en un enfer. Plus d’un milliard d’Africains retourneront à l’analphabétisme, pour le plus grand profit des idéologues, religieux ou laïcs, locaux ou étrangers.

Les Européens n’ont pas intérêt à ce désastre. Ils ne doivent pas douter de leurs propres valeurs, qu’ils ont mis si longtemps à construire, qu’ils violent encore si souvent chez eux et ailleurs, en particulier en Afrique. Ils doivent cesser tout comportement de type colonial. Ils ne doivent pas renoncer à soutenir toutes les jeunesses d’Afrique, si talentueuses, si créatives, qui rêvent de faire de leur continent un lieu de liberté et d’harmonie, entre les Africains, avec la nature, et avec le reste du monde. Ils ne doivent pas céder à la peur d’être accusé d’ingérence ou de néocolonialisme par ceux qui ne rêvent que de les piller et de les manipuler à leur tour, pour leurs comptes personnels.

Les Africains qui votent avec leurs pieds, en risquant leur vie pour trouver refuge dans le vieux continent, fournissent à qui en douterait, la meilleure preuve que le modèle européen de société, ses institutions politiques, sa capacité à résister à l’arbitraire et à organiser la vie en société sont les meilleurs du monde. C’est dans les régions les plus libres du monde occidental qu’ont été inventé la plupart des innovations qui forment le quotidien du monde ; et ceux qui veulent son niveau de vie devront comprendre qu’il découle de ses valeurs.

Bien sûr, nos sociétés ont mille et un défauts. Bien sûr, elles fabriquent encore bien trop d’injustices. Bien sûr, elles ne prennent pas assez en compte les enjeux du long terme. Bien sûr, elles devraient prendre garde, en voyant ce qui se passe en Afrique, de ce à quoi peut conduire l’exaspération des peuples.

Mais il n’empêche. Nous aurions tous, tout à gagner à aider les Africains à franchir ce cap difficile. Et il appartient aux Africains de réussir en quelques décennies ce qui a pris des siècles aux européens. Après tout, ils sont passés au téléphone mobile sans passer par le fixe. Peut-être pourraient-ils, les premiers, passer à la démocratie sans passer trop longtemps par les dictatures.

j@attali.com

Image : Manifestation en faveur des putschistes dans une rue de Libreville, au Gabon/Gaetan M-Antchouwet pour Reuters