Longtemps, j’ai pensé que la Chine ne réussirait jamais à devenir la superpuissance dominant le monde. Les arguments en ce sens ne manquaient pas : Son évolution démographique, qui la condamne à devenir vieille avant de devenir riche ; son secteur immobilier en crise récurrente, avec des dizaines de « villes fantômes » ; la pollution qui ravage des centaines de zones industrielles ; sa consommation de charbon, largement supérieure à celle de la totalité du reste du monde ; sa dictature bureaucratique qui brime les initiatives et fait régner la peur ; sa monnaie non convertible ; et enfin, son Histoire et sa culture jamais tournées vers la conquête de territoires voisins ni vers la domination idéologique ou culturelle du monde, comme l’ont été tous les autres empires dans le passé.

Et pourtant, grâce aux Etats Unis, la Chine peut devenir la première puissance mondiale :  En choisissant de ne pas aider ses alliés, de réduire ses dépenses de recherche, de casser toute forme de soft power, Donald Trump détruit les bases de l’empire américain, largement fragilisées par ses prédécesseurs. Il agit désormais non pas seulement comme s’il était le meilleur ami de la Russie, mais aussi celui de la Chine. Et le pire ennemi des Européens.

Tout a été très vite : En 1995, le PIB de la Chine représentait un dixième de celui des États-Unis ; en 2024, il était de 15% supérieur en parité de pouvoir d’achat et il représente aujourd’hui 18% du PIB mondial. Sur la même période, la part de la Chine dans la production industrielle mondiale est passée de 5% à 30%. Alors que la Chine n’avait pas de train à grande vitesse en 2003, elle possède depuis 2011 le plus grand réseau mondial et elle en a plus de 40.000 kilomètres en 2025. Elle a produit plus d’acier en deux ans (2023 et 2024) que la Grande-Bretagne depuis 1800 ; et elle a coulé plus de béton dans les deux dernières années que les États-Unis depuis leur indépendance. Par ailleurs, elle s’approprie la moitié du cuivre mondial et contrôle les deux tiers du lithium et du cobalt mondial et près de 70% des terres rares. Elle produit environ 80% des batteries du monde. 7 des dix premiers ports du monde sont en Chine ; aucun n’est aux Etats Unis, qui ne disposent plus non plus d’un chantier naval ou d’un armateur de taille mondiale.

La Chine a organisé une surveillance numérique illimitée permet au parti de repérer les fauteurs de trouble avant même qu’ils ne se manifestent. Ses réseaux sociaux sont extrêmement efficaces ; sa monnaie est entièrement électronique ; les patrons et les administrateurs commencent à disposer de doubles virtuels, qui répondent pour eux, sur mesure, en ayant enregistré à l’avance toutes les réponses possibles ; le pays dispose d’ingénieurs en très grand nombre dans de très nombreux domaines de pointe et dans l’industrie conventionnelle, ce qui n’est le cas ni aux Etats unis, ni en Europe. Elle a su développer une éthique du travail et de l’innovation très particulière, tout en continuant d’exploiter sans vergogne des populations soumises à un quasi-esclavage. Elle dispose aujourd’hui d’une industrie ultraperformante, produisant aussi bien des vêtements et des jouets que des porte-avions, des drones, des ordinateurs, des téléphones, des centrales nucléaires. Sa pratique de l’IA a plus de dix ans d’avance sur le reste du monde. Ses voitures autonomes fonctionnent dans de nombreuses villes ; Elle peut inonder tous les marchés du monde, en tout cas ceux qui resteront ouverts, de voitures électriques, d’ordinateurs, d’équipements ménagers sans que nul ne puisse la concurrencer. Elle pourrait même décider, par une sorte de protectionnisme inversé, de refuser de vendre des terres rares, des ordinateurs, ou des téléphones portables, à quiconque chercherait à lui nuire.

Cette puissance n’est plus locale. La Chine est maintenant très présente dans le monde entier pour assurer son approvisionnement en métaux, pétrole, gaz, charbon, produits agricoles, bois et tabac africains et brésiliens. Des entreprises chinoises construisent et financent des milliers d’aéroports, d’hôpitaux, de ports, de stades, de bâtiments gouvernementaux. Elles ont construit plus de 300 barrages, des milliers de kilomètres de routes et de chemins de fer et des pipelines dans de très nombreux pays africains. Elles ont dépouillé les Africains de leurs minerais et de leurs forêts, en endettant ces pays et en fournissant à leurs gouvernements des outils sophistiqués de répression.

Presque plus rien ne semble pouvoir empêcher la Chine de devenir la nouvelle superpuissance impériale. Surtout si l’Amérique se retire de tous ces territoires et renonce à des recherches fondamentales. La Chine pourrait alors très bientôt en réclamer le prix politique : en occupant Taiwan, sans que les Etats-Unis ne bougent ; et en imposant au Japon de faire enfin des excuses et de l’indemniser pour sa conduite barbare dans les années trente, ce que Tokyo a jusqu’ici toujours refusé.

Le monde est donc aujourd’hui largement entre les mains de trois prédateurs, exploitant leurs propres populations et tous ceux qui se laissent soumettre : la Russie, la Chine et les Etats-Unis.

Bien des choses peuvent encore changer :  La Chine peut sombrer dans une crise financière, politique, militaire ou écologique. Les Etats-Unis peuvent retrouver la raison et réaliser que rien n’est plus précieux pour eux que de développer leur système de santé et de formation et de renforcer leurs alliés.

L’’Europe ne peut se contenter d’espérer un tel scénario. Elle doit prendre la réalité comme elle est et comprendre qu’elle a une occasion unique d’attirer autour d’elle, dans une alliance géostratégique, tous ceux qui ne veulent être sous la coupe d’aucuns des trois grands tyrans. Pour cela, elle doit d’abord s’en protéger : en s’armant face à la Russie, ; en se protégeant, par des tarifs et des quotas, contre l’invasion des produits chinois qui se seront vus fermer les marchés américains ; en développant les moyens de résister aux probables prochains chantages américains, (sur la monnaie électronique, sur les bons du Trésor, sur la protection militaire, sur l’usage de leurs outils numériques et de leurs logiciels) ; et en attirant les investissements et les talents qui fuiront ces trois enfers. Vaste chantier. D’une immense urgence.