Il est une question que chacun devrait se poser, en permanence : qui a besoin de moi ? Celui pour qui la réponse est : « Personne » est en grand danger. Parce que, à la fin, on n’est défendu, soutenu, protégé que par celle, celui, ou ceux qui, pour des raisons rationnelles ou affectives, ont intérêt à le faire, c’est-à-dire par ceux qui ont besoin de nous. Et on n’est donc pas défendu quand on ne peut faire valoir des raisons de l’être et quand on ne peut pas menacer l’autre de représailles en le privant de ce dont il aurait en retour besoin venant de nous. Le besoin peut être matériel ou affectif : on a besoin de pain, de protection, tout autant que d’amour et de gratitude. C’est le cas même dans les situations apparemment les plus altruistes, comme dans les relations entre parents et enfants : les parents s’occupent de leurs enfants parce qu’ils y trouvent un intérêt affectif ou matériel. Et les enfants ne trouvent de soutien de leurs parents que quand ils leurs démontrent qu’ils leurs sont utiles. Une situation sociale n’est donc équilibrée que si chacun a besoin de l’autre. Aussi, une personne, ’une famille, une entreprise, une nation, dont personne n’a besoin est grand danger. Une personne, ou une famille qui n’a pas pris soin de ses ascendants et de ses descendants, est menacée. Une entreprise dont nul n’a véritablement besoin est déjà morte. Une nation n’est puissante que si d’autres ont besoin d’elle, et ont donc intérêt à la protéger. Nous, Européens, sommes confrontés aujourd’hui à cette question d’une façon cruciale : qui a besoin de nous ? A l’Est, la Russie et la Chine menacent de nous envahir ou de nous vassaliser, alors que nous dépendons encore trop d’elles pour de nombreuses matières premières ; au Sud, s’annoncent des vagues de migrants climatiques et économiques. À l’Ouest, les États-Unis menacent de se retirer de l’OTAN, d’interdire leur marché à bien des entreprises européennes, d’occuper le Groenland, de nous inonder de fausses nouvelles, de nous imposer des gouvernements à leurs ordres. Plus généralement, l’Europe a besoin du monde, alors que le monde pense qu’il n’a plus besoin de l’Europe, qu’aucune de ses productions n’est irremplaçable, qu’aucune de ses armées n’est utile, qu’aucun de ses médias, de ses idées, de ses valeurs, n’est nécessaire. Nous ne pourrons contrer ces menaces que si nous sommes capables de montrer aux autres qu’ils ont aussi besoin de nous. En particulier, s’il est clair que les Européens ont besoin des États-Unis pour leur défense, et bien d’autres choses, ce n’est plus le cas dans le sens inverse. Pendant longtemps, les États-Unis ont eu besoin de l’Europe pour défendre leur modèle démocratique et libéral, pour lui vendre leurs armes, leurs produits agricoles et bien d’autres choses. Aujourd’hui, le marché européen n’est plus qu’une fraction presque insignifiante du marché mondial, la position géopolitique de l’Europe n’est plus un argument pour freiner les ambitions impériales des Américains et les valeurs américaines dérivent à des années-lumière des idéaux européens. On ne pourra refuser aucune des demandes américaines, ni russes, ni chinoises, si on dépend d’eux d’une façon univoque. Tant qu’on dépend des armements américains et des terres rares chinoises, sans qu’eux ne dépendent de nous que pour des biens parfaitement substituables, l’Europe court à la catastrophe ; elle devra en particulier céder à tous les caprices américains, qui nous imposeront des gouvernements à leurs bottes. La stratégie nécessaire est donc claire : Si l’Europe veut retrouver sa liberté, elle doit redevenir nécessaire au monde. Et moins en dépendre. En particulier, elle doit moins dépendre de son allié principal, et lui être davantage utile, si elle ne veut pas en devenir une colonie. Protéger nos démocraties contre les tentatives de déstabilisation de nos sociétés. Construire une industrie de la défense européenne. Devenir irremplaçable dans certains secteurs de la haute technologie, de l’environnement et des autres dimensions de l’économie de la vie. Telle est la clé de notre survie. C’est plus qu’urgent.
La France offrant la Liberté à l’amérique, 1784 Jean Suau