Devant le tollé provoqué par les déclarations du président de la République française annonçant la nécessité de se préparer à l’hypothèse d’avoir à envoyer des troupes françaises au combat en Ukraine, il est très facile et très tentant, de faire un parallèle avec ce que fut la réaction des démocraties face à la montée de la menace hitlérienne. On n’aurait alors pas de mal à établir une correspondance entre les pacifistes d’alors et ceux d’aujourd’hui, entre les va-t-en-guerre d’hier et ceux d’aujourd’hui.
La situation de 2024 en Europe présente beaucoup de points communs avec celle de 1938 : un dictateur cynique, ne respectant que la force, convaincu de la faiblesse congénitale des démocraties, décidé à élargir son espace vital pour sortir d’une sensation d’encerclement. Cette même sensation d’encerclement que les Prussiens ressentaient depuis le 18ème siècle, et que les Russes vivent depuis plus longtemps encore, peut-être même depuis la chute de Constantinople en 1453, qui fit de la Russie le seul pôle de l’orthodoxie, entouré de nations revendiquant des religions différentes. Dans les deux camps, aux deux époques, des peuples européens en conflit, mais avec des cultures voisines, ayant vocation à s’entendre, à partager des valeurs, à construire main dans la main un ensemble politique fort, porteur d’une civilisation commune. Et, dans les deux situations, des Etats-Unis très réticents à l’idée de se mêler d’un conflit en Europe.
On peut donc comprendre que, pour ne pas rester dans l’Histoire comme le successeur de Chamberlain, ou pire, de Laval, le président français ait choisi d’évoquer ouvertement l’hypothèse, débattu depuis deux ans dans les états-majors, d’envoyer des troupes sur le terrain ukrainien. Suscitant les mêmes réactions que celles qui accueillirent les déclarations de Churchill, alors un des chefs de l’opposition britannique, et celles du colonel de Gaulle.
Seulement voilà : si on veut poursuivre le parallèle sérieusement, il faut se rappeler que, en 1938, le véritable problème n’était pas une question de posture. Mais bien l’incapacité des armées françaises, anglaises, soviétiques et américaines prêtes à livrer bataille à une armée allemande surarmée, et surtout à une industrie militaire allemande mise au travail à marche forcée.
Et c’est sans doute cela qui rend le discours du président français peu crédible : l’urgence n’est pas d’annoncer qu’on est prêt à envoyer des soldats sur le champ de bataille, mais de créer les conditions de la crédibilité de notre armée, (et plus généralement des armées des autres pays européens). S’il s’agissait de faire passer un message sérieux au président russe, il eut été plus crédible, sans rien annoncer publiquement, de mettre l’industrie française (et plus généralement l’industrie des autres pays européens) au travail à marche forcée. Pour produire cinq ou dix fois plus de chars, de munitions, de drones.
Évidemment, cela supposerait des réorientations dramatiques des allocations budgétaires qui, de toute façon, vont s’imposer quand on sera acculé à faire des choix de dépenses, bien plus exigeants que les 10 milliards d’économies annoncés jusqu’ici. Des choix clairs, justes, efficaces, s’attaquant enfin aux innombrables gaspillages et doubles emplois qui sclérosent la société française.
De tels choix sont peu probables : le pouvoir n’est pas préparé à mettre le pays en économie de guerre. Le pays n’est pas prêt à l’entendre parce qu’il n’a pas été préparé à l’ampleur et à l’imminence des risques.
A deux reprises déjà, dans les années récentes, nous sommes passés à coté de l’opportunité d’entamer ces réformes majeures, en donnant au pays de grandes ambitions : D’abord au moment de l’épidémie de Covid-19, où il aurait fallu fabriquer, à marche forcée, masques, respirateurs, médicaments, vaccins. On ne fit rien de tel, à la différence d’autres pays. Puis, au moment de l’annonce des déficits dramatiques de notre balance des paiements et de notre balance commerciale, où il aurait fallu mettre tous les moyens pour réindustrialiser le pays et former les cadres, les ingénieurs, les ouvriers nécessaires.
Dans tous ces cas, il aurait fallu réussir à faire du travail la valeur cardinale. Seulement voilà, pour y parvenir, il aurait fallu créer les conditions d’une justice sociale et d’un projet commun. Il aurait fallu expliquer longuement au pays les risques qu’il court à ne pas se préparer au pire, à laisser croître sa dette publique et sa dette extérieure, à laisser dégrader son armée, son système de santé, son système scolaire, ses écoles d’ingénieurs.
Est-il trop tard ? Je ne sais pas. Je suis juste certain d’une chose : le temps des illusions est passé ; et les mots ne remplaceront plus très longtemps les actes.
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