Le référendum britannique, quel qu’en soit le résultat, constitue un tournant idéologique majeur dans l’histoire de l’Occident. Un tournant vers le pire, si l’on n’en pèse pas toutes les conséquences.
Jusqu’ici, on considérait certaines évolutions institutionnelles, économiques, sociales, scientifiques, comme des avancées telles que, une fois qu’elles étaient installées, nul ne chercherait plus jamais à les remettre en cause, même pas par un vote démocratique. Avec le vote sur le Brexit, c’est ce principe, non-dit et pourtant essentiel, qui est remis en cause.
D’abord, en posant cette question, David Cameron, permet à d’autres pays de l’Union qu’ils ont eux aussi le droit de se poser la même question, de défaire ce que leurs pères ont fait. On ne pourra donc plus prétendre que le projet européen avance à des vitesses variables, dans une direction unique, et il faut admettre que l’Europe peut désormais assumer un désir de se défaire.
Plus largement, un tel referendum implique qu’un peuple peut remettre en cause toute évolution considérée jusque-là comme irréversible, telle qu’une une réforme institutionnelle, une conquête sociale, une réforme des mœurs.
Certes, il a toujours été admis qu’en principe, en démocratie, le peuple peut décider de tout. Il n’empêche : selon notre conception occidentale du droit, il existe des progrès irréversibles, (par exemple, la démocratie, la liberté du culte, l’interdiction du travail des enfants, l’abolition de la peine de mort) qu’un vote simple ne peut défaire. Admettre qu’on puisse remettre en cause des acquis, revient à nier la notion même de progrès.
Si on pousse le raisonnement à l’extrême, et certains le font déjà, on considérera que c’est la notion même d’accumulation du savoir qu’on peut remettre en cause. Depuis des siècles, le progrès scientifique consiste à échafauder de nouvelles théories qui dépassent les actuelles sans les contredire : la science peut dépasser Darwin, c’est-à-dire inclure sa vision de l’histoire du vivant dans une conception plus vaste, mais pas le nier. Et surtout pas par une décision politique, extérieure au règne de la raison.
Admettre que rien n’est acquis peut conduire à revenir au temps où la raison et la liberté étaient écrasées par la foi et le fatalisme et, en utilisant les armes de la démocratie, à la détruire.
Il est donc important, de réfléchir, à froid, avant qu’il ne soit trop tard, aux sujets qu’un seul vote majoritaire du peuple ne pourrait suffire à trancher. On devrait d’abord, et ce serait passionnant, faire la liste de tels sujets, qui seraient sanctuarisés, en les inscrivant dans la constitution.
En particulier, une génération devrait y réfléchir à deux fois avant de modifier une situation ayant un impact sur les générations suivantes. Il faudrait ensuite modifier la procédure de réforme constitutionnelle, pour s’assurer qu’un vote de circonstances ne puisse avoir des conséquences de long terme non désirées. Toute décision ayant un impact lourd sur le sort des générations suivantes, ne devrait pas pouvoir être prise par une majorité de moins de 60% des votants, réaffirmée à trois reprises à au moins un an d’écart. Certains ne verront dans cette prise de position qu’une tentative désespérée d’une oligarchie dépassée pour maintenir un ordre démodé, en méprisant les désirs des peuples. Il s’agit au contraire de donner aux peuples le temps de réfléchir aux conséquences de ses actes et d’éviter qu’une génération, par caprice, ne détruise ce que les précédentes ont voulu laisser aux suivantes.
Dans bien des circonstances, ce genre de mécanismes aurait évité à l’Europe de plonger dans la barbarie. Il pourrait encore se révéler salvateur.