Il m’arrive parfois de demander s’il est possible d’avoir raison contre tout le monde. Ou bien s’il faut se résigner à penser que l’unanimité vaut raison. Au vu du tour que prend l’affaire ukrainienne, je me sens cependant renforcé dans ma première intuition, exprimée ici : il est fou, pour l’Occident, de faire du problème de la Crimée l’occasion d’une confrontation avec la Russie.
Qu’on ne s’y trompe pas. On n’a jamais lu sous ma plume une approbation du régime actuel de la Russie. Ni de sa stratégie internationale. Et je ne parle ici que de l’intérêt de l’Occident, et plus précisément de l’Europe. Et, pour moi, l’intérêt de l’Europe n’est pas de se lancer dans un affrontement avec la Russie. Mais au contraire de tout faire pour intégrer notre grand voisin de l’Est à l’espace de droit européen.
Les historiens de l’avenir auront à mon sens beaucoup de mal à comprendre pourquoi nous nous sommes lancés dans une escalade aux conséquences potentiellement terrifiantes avec la Russie, pour s’opposer au vote majoritaire d’une province russophone, russe pendant des siècles, et rattachée en 1954 à une autre province de l’Union soviétique par le caprice du secrétaire général du parti communiste d’alors, Nicolaï Krutchev. Un rattachement jamais pleinement reconnu par la majorité des habitants de la Crimée, qui ont toujours voulu conserver leur autonomie à l’égard du gouvernement de Kiev, comme l’affirmait encore la première constitution ukrainienne de 1992.
Aujourd’hui, la Crimée, et la Russie ont choisi de profiter du chaos issu de l’arrivée à Kiev d’un gouvernement fortement antirusse pour se retrouver. En quoi cela nous gêne-t-il ? Pourquoi refuserait-on aux habitants de la Crimée de vouloir choisir leur destin, contre l’avis du pays dont ils sont membres, alors qu’on s’apprête à autoriser les Ecossais à voter sur le sujet, et que les Catalans ont bien l’intention d’en faire autant ? Protestera-t-on contre « l’amputation du territoire de la Grande-Bretagne » si les Ecossais choisissent l’indépendance ? Et que fera-t-on si la Moldavie, la Biélorussie, ou la partie russophone du Kazakhstan réclament leur rattachement à la Russie? Nous nous en mêlerons ? De quels droits ? Au nom de la stabilité de l’idée de nation ? Mais l’a-t-on imposé à la Tchécoslovaquie ? A la Yougoslavie ? Au Kurdistan irakien ? A Gaza ? S’y opposerait-on si le Québec décidait de son indépendance ? Et que ferait-on si la Wallonie demandait son rattachement à la France ?
Il est clair que lorsqu’une minorité ne se sent pas protégée contre les excès d’une majorité, elle a le droit de retrouver la maîtrise de son destin. Il appartient à la majorité d’y veiller.
Alors, pourquoi faisons-nous cela ? Qu’avons-nous à en craindre ? Que la Russie réclame l’annexion de la partie russophone des pays Baltes ? Allons ! Ces pays sont dans l’Union Européenne et dans l’OTAN ! Ils n’ont donc rien à craindre.
Tout cela renvoie en fait à des vieilles histoires. L’Occident pense en fait ne pas refaire la même erreur qu’avec les Sudètes annexés en 1938, par Adolf Hitler, sous le prétexte que cette région de la Tchécoslovaquie était en majorité de race allemande. Louable remords. Mais il est trop tard pour refaire l’Histoire, et la situation d’aujourd’hui ne ressemble pas à celle de 1938, mais à celle de 1919.
Et s’il y a un souvenir à avoir, c’est celui de ce à quoi a conduit la volonté d’humilier et d’isoler l’Allemagne après la première guerre mondiale : Isoler l’Allemagne de Weimar en 1919 avec le tragique Traité de Versailles a conduit à l’avènement d’Hitler.
Mis à part la création de la BERD en 1991, et du G8 en 1992, l’un et l’autre à l’initiative de la France, rien n’a été fait depuis l’effondrement de l’Union soviétique pour rapprocher la Russie de l’Europe. Pour la faire entrer dans un espace de droit commun. Si la Russie n’a jamais été candidate à entrer dans l’Union Européenne, il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre que si on le lui avait proposé, ou au moins si on lui avait proposé d’adhérer à l’AELE ou ce qu’il en restait, elle aurait accepté, au grand bénéfice de l’Europe de l’Ouest.
La confrontation actuelle ne mènera nulle part. Sinon à donner du sens à ceux qui prédisent depuis longtemps que la situation d’aujourd’hui pourrait bientôt ressembler à celle de l’immédiate avant-première guerre mondiale, quand un engrenage local absurde conduisit à une guerre mondiale.
Il ne fallait donc pas annuler le sommet entre l’Union Européenne et la Russie. Il ne faut pas exclure la Russie du G8. Il ne faut pas répondre à des sanctions par des sanctions. Aujourd’hui dérisoires. Demain suicidaires.
Il faut tout au contraire faire comprendre aux Russes qu’ils ont tout à gagner à se rapprocher de l’Union Européenne. En leur proposant de construire un vaste espace commun de droit, où la question de la Crimée deviendrait dérisoire. . Et, pour commencer, le proposer à l’Ukraine, à condition qu’elle accepte de rester ce qu’elle est, un pont entre les deux Europe, celle du monde latin et celle du monde orthodoxe, pour le plus grand bénéfice des uns et des autres.