La nationalité est un bien d’une nature particulière et qu’on aurait tort de traiter à la légère. Il n’appartient pas à l’Etat, qui ne peut en disposer. Sa possession donne accès à la citoyenneté. Tout citoyen d’un pays en possède la nationalité. Et réciproquement, la nationalité n’appartient qu’aux citoyens.
Elle confère un certain nombre de droits et de devoirs. Parmi les droits : voter, sortir du pays et y revenir librement, ne pas en être expulsé ni extradé, bénéficier de soutiens sociaux et de l’éducation. Parmi les devoirs : être appelé pour défendre le pays. Payer l’impôt, en revanche, est aussi demandé à des résidents étrangers.
La nationalité est un bien qu’on ne peut ni vendre ni abandonner. Et même quand on acquiert une autre nationalité, on ne perd pas la première. Elle se transmet par héritage et se multiplie en autant de membres de la famille. C’est un bien étrange, dont la valeur ne dépend pas de sa rareté, car il peut en avoir une grande alors qu’il peut être produit à l’infini.
La façon dont ont évolué ce concept et son économie est révélatrice des enjeux qui nous attendent. Pendant des millénaires, les hommes étaient nomades et les frontières, inexistantes. La citoyenneté n’avait aucun sens, la nationalité était sans valeur. Puis les frontières se sont fixées, les habitants de chaque pays ont eu alors des devoirs de citoyens. Très peu, sinon dans l’élite militaire puis marchande, en ont eu les droits, octroyés bien plus tard à l’intégralité des nationaux, dans de nombreux pays, mais pas tous – les femmes, par exemple, en sont encore souvent privées.
La nationalité est donc devenue un bien essentiel, un attribut de toute personne humaine. Il est même de plus en plus fréquent d’en avoir plusieurs. C’est aussi devenue un bien marchand, qu’on peut se procurer auprès de l’Etat, qui a le monopole de sa production, soit illégalement par la corruption de fonctionnaires, soit légalement en s’engageant à investir une certaine somme dans le pays, soit, tout aussi légalement, sans payer, après avoir apporté la preuve d’un réel désir d’intégration.
Certaines nationalités sont des propriétés de valeur ; d’autres sont une charge telle que leurs détenteurs préfèrent les abandonner et quitter leur pays d’origine. Un nombre croissant de gens auront bientôt renoncé à leur nationalité sans en avoir acquis une autre. Nous allons donc assister à une concentration de la demande vers un petit nombre de produits, que leurs propriétaires ne voudront pas partager, même si cela ne les prive de rien. On verra se réduire la disponibilité des nationalités recherchées pour ceux qui n’auront pas les moyens de se les offrir. Cela va cesser d’être un bien essentiel pour devenir un bien de luxe.
S’ensuivra une hausse de la valeur de certaines nationalités et une disparition totale de nombreuses autres, beaucoup d’apatrides étant créés au passage.
Il n’est pas tolérable de laisser des êtres humains sans la protection d’une identité leur garantissant une reconnaissance de droits minimaux et les protégeant contre l’exploitation. Il n’est pas non plus tolérable qu’un Etat ou un gouvernement, par nature provisoires, puissent retirer à qui que ce soit un tel bien, par nature définitif et transmissible à ses descendants. La nationalité, comme l’air, l’eau, la santé ou l’éducation, est un attribut de la condition humaine. Chaque homme doit avoir droit à ce service de base.
Dans un monde bien fait, et qui existera un jour, tout apatride recevra un passeport de « citoyen du monde » lui offrant une existence juridique, la protection des conventions internationales sur l’exploitation des êtres humains et le droit de circuler. Pas un vague certificat de « sans patrie », infamant, mais un vrai passeport, établi au nom de l’Organisation des Nations unies, que nul ne pourra retirer. Dans un monde encore mieux fait, chacun d’entre nous pourra demander, en plus du sien, un tel passeport. Un jour viendra, alors, où la moitié de l’humanité en sera dotée. Et tout changera.
Dans un monde un peu moins bien fait, et en attendant, tout réfugié ou migrant en situation régulière sur le territoire européen devrait avoir un passeport établi au nom de l’Union Européenne. Et chaque citoyen d’un pays européen aurait droit automatiquement à un tel passeport continental. On verrait aux aéroports le panneau « passeport européen » remplacer celui de « passeport d’un pays de l’union ». Le débat sur la déchéance de la nationalité retrouverait alors sa vraie place : au musée des fausses bonnes idées et des vraies malhonnêtetés éthiques.